critique &
création culturelle
Rodéo
Une puissance qui évoque et insuffle le mal-être

Avec Rodéo , Aïko Solovkine, auteure belge, pose un regard acerbe sur un pan de notre société. La rencontre avec une bande de jeunes désabusés, dont le mépris et les fantasmes se changent en méfaits et tragédie.

Jimmy, 15 ans, passe son temps avec une bande peu recommandable. Leur leader, dont l’âge reste un mystère, s’est gratifié du surnom de Lucky Strike. Ensemble, ils zonent le long de la N5 et aiment à parler filles. Jusque-là, rien de bien méchant. Sauf que les pensées insufflées aux esprits du groupe adolescents, les idées qui leur traversent la tête, sont germes de violence. À leur opposé se trouve Joy. Originaire de la même région, elle cherche pour sa part à s’en extraire ; pleine de rêve et d’espoir, elle incarne la battante face à un destin paraissant écrit d’avance.

« L’air est humide et frais mais ils ne redoutent pour l’heure ni la pluie ni le froid ni l’ennui. Ils sont sept. Deux majeurs et cinq mineurs. Pas vraiment des mauvais gars. Pas des bons gars non plus. Juste des gars d’ici, des gars de chez nous. Rusés à des degrés variables mais globalement pas bien malins. Prolos, bourrins, de la raclure de province, blanche et bas de gamme, comme on en produit à échelle industrielle dans la région. »

Le roman nous emmène à la rencontre d’une Belgique périurbaine, dont la localisation exacte reste fictive. Une région de campagne et de villages, où une jeunesse masculine désabusée noie son manque d’espoir dans les courses de bagnoles et les bouteilles de bière. Une peinture, un peu caricaturale, mais qui, par son effet coup de poing, marque l’esprit du lecteur avec force. Rodéo est loin d’une satire cherchant à tourner en dérision une population moins éduquée. L’auteure, au contraire, fait le constat, triste et choquant, d’un groupe d’individus qui se perd. La société, le milieu dans lequel ils évoluent, sont clairement dépeints comme la cause première de cette débâcle, mais il n’en demeure pas moins que les différents personnages restent acteurs de leur vie. Et le roman n’excuse jamais leurs méfaits.

Pour s’intéresser aux différents thèmes mis à l’avant-plan (sexisme, machisme, viol), Aïko Solovkine utilise un langage court, ciselé, brut. Les mots et leur rythme nous empoignent et nous plongent dans un univers suffocant, entre le bitume de la route, les réflexions amères et la buvette du coin. Le roman est efficace ; le style, le ton du récit, portent leurs fruits et arrivent à nous chambouler, à nous sortir de notre zone de confort. On y trouvera un éveil de conscience, ou un rappel que, oui, ça existe : la haine, le mépris, la violence ; qu’elle soit verbale, physique ou simplement mentale, des pensées de protagonistes, un regard sur le monde, acerbe, triste, nauséeux. Aussi le malaise est renforcé lorsque le protagoniste, Jimmy, est interpellé par le narrateur à l’aide d’un « tu ». Le lecteur se sent impliqué, participant de son regard aux bassesses commises par la bande de Lucky Strike.

« Tu ouvres les yeux. Les refermes aussitôt mais tes paupières closes ne remplissent plus leur fonction. Malgré tes yeux fermés, tu continues à voir et avec davantage de clarté. Des détails que tu avais négligés sur le moment même te brûlent les rétines et s’ouvrent un sentier de feu jusqu’à ton cerveau. »

En définitive, Rodéo est un bon roman, il ne vous remontera certainement pas le moral, vous vous sentirez très probablement mal à l’aise par moment, choqué et outré à d’autres passages, mais du tout se dégage une puissance indéniable. « Rodéo », en langage familier, peut référer à des courses bruyantes de voiture, ce dont le livre n’est pas exempt. Mais ici, le rodéo est avant tout émotionnel. Nous sommes secoués, rudoyés par les mots. Proposant une peinture sociale chargée en scènes et personnages révoltés et révoltants, le récit aura du mal à s’effacer de votre mémoire.

Même rédacteur·ice :

Rodéo

Aïko Solovkine
Espace Nord, 2019
180 pages