critique &
création culturelle
Cette inquiétante étrangeté
entretien avec Maxime Hanchir

La galerie Karoo expose cette semaine les Carrés noirs de Maxime Hanchir. Bien entendu, nous sommes partis à la découverte de son univers.

La série d’œuvres présente dans la galerie Karoo s’intitule les Carrés noirs : peux-tu nous en parler ?

C’est parti tout simplement d’un premier voyage à Moscou cet été. Je me suis retrouvé à la galerie Tretyakov où est exposé l’art russe du XX e siècle : là se trouvait le Carré noir sur fond blanc de Malevitch. On voit toujours des peintures reproduites dans des livres ou des magazines, mais le face à face avec l’original créé toujours une sensation, un choc bien plus notable. Voir en vrai ces peintures suprématistes créé un effet surprenant parce que ça se limite à de la couleur et de la forme – c’est l’idée du suprématisme. On comprend alors qu’en se contentant des reproductions, on ne peut pas vivre l’expérience de cette confrontation sensorielle – contrairement à ce qu’on pourrait penser a priori du suprématisme qui serait assez froid…

Peux-tu nous dire un mot sur ce qu’est le suprématisme ?

On associe souvent à tort le suprématisme et le constructivisme, alors que ce sont des courants très différents : finalement, le suprématisme se limite presque à Malevitch et c’est un courant quasiment spirituel. Contrairement au constructivisme qui entend développer un art pour la société, le suprématisme exprime une peinture « pour la peinture elle-même ». Elle est coupée de l’idée d’objet : c’est symbolique et spirituel, c’est le désir de créer un autre monde qui n’est pas notre réalité mais qui est celui de la peinture. C’est de l’art pour l’art.

Te voilà donc, à Moscou, confronté à ces peintures…

Oui, me voilà avec cette sensation devant la toile, alors même que j’avais un peu oublié ce qu’était le suprématisme : ce qui m’a fait penser que Malevitch avait quand même réussi son coup ! Ses toiles sont vraiment fascinantes de par leurs couleurs et leur composition…

C’est donc ce choc face à Malevitch qui t’inspire cette série ?

Je travaille par projet (et pas par discipline, je ne me considère pas seulement comme peintre) et, pour reprendre les mots de Walter Swennen, un peintre belge, « la peinture est quelque chose pathétique » : c’est-à-dire que dorénavant tout a été fait dans ce domaine et qu’on ne peut plus peindre de la même manière qu’on le faisait aux jours des avant-gardes. Malevitch a donc posé l’un des derniers pas créatifs, même s’il y en a eu d’autres après, bien entendu, mais en tout cas l’un des derniers pas décisifs. Dans la mesure où la peinture serait dorénavant quelque chose de pathétique, il faut pouvoir proposer autre chose pour aller plus loin : d’où l’idée de rejouer avec la peinture – je fais des choses plus conceptuelles d’habitude.

Donc si je reprenais les carrés noirs de Malevitch, je devais faire autre chose : en expérimentant, en jouant, en pratiquant ces carrés, c’est devenu une espèce de transgression parce que le suprématisme entend laisser sa place à la couleur et à la forme et pas à intervenir dans le carré avec des objets parfois figuratifs. Le mot est sans doute un peu fort, mais c’est comme un viol graphique – Malevitch aurait probablement détesté ça, mais peu importe. Je parle aussi de Walter Swennen parce que sa démarche a toujours été de peindre en faisant référence à des artistes qui l’ont précédé, tout en sachant qu’il ne pourrait plus créer quelque chose de fondamentalement nouveau. Ce qui ne l’a pas empêché de continuer à peindre, à travers une certaine forme d’ironie…

Kasimir Malevicth, Exposition 0.10, Petrograd, 1915

Chez Malevitch, c’est le fond qui est blanc.

Oui, ce travail est aussi un renversement symbolique : chez Malevitch, le fond blanc représente l’infini et le carré noir est l’objet, l’icône. De mon côté, j’aime circonscrire un objet dans un cadre, c’est-à-dire pas dans une toile (qui est un cadre qu’on ne voit plus), mais dans un cadre que je crée sur la toile elle-même pour commencer à travailler. Le blanc devient donc pour moi l’élément de circonscription qui entoure le carré noir et ce dernier devient l’infini. Le carré noir, c’est mon infini à moi, un néant.

Un autre élément qui m’intéresse dans le noir, c’est le principe des natures mortes qui sont présentées sur un fond noir : c’est cet infini qui nous détache de la réalité. Et si l’on creuse un peu, je me rends compte que dans ce travail apparaît cette inquiétante étrangeté, cette Unheimliche dont parlait Freud. Elle peut venir de la contemplation de quelque chose de familier dans un contexte qui ne l’est pas : ça peut être un état de conscience qui va produire cet autre regard et détacher cet objet du quotidien. Je pense que la peinture peut permettre ça. Mais on est habitués, en tant que spectateurs éduqués, à voir la peinture en tant qu’elle est un objet culturel. Au point d’oublier de la détacher de la réalité commune, en quelque sorte. Donc ici, le carré noir est un outil qui permet d’isoler des éléments et de rendre leur inquiétante étrangeté.

J’ai l’impression que tu désires reproduire un rapport à la peinture qui s’est sans doute un perdu au XX e siècle, celui de poser un regard sensuel et un regard sur les sens, bref pour utiliser un grand mot d’engendrer une vision chez le spectateur ?

On était sans doute alors moins envahi par l’image et moins éduqué à cette notion d’art. L’impression était d’autant plus frappante face à la peinture qu’on se savait confronté à une vision, ce qui est devenu difficile à notre époque. C’est pour ça que j’ai besoin d’isoler mes objets, qu’ils soient abstraits ou figuratifs (aujourd’hui, cette distinction n’a plus vraiment lieu d’être) d’un élément de circonscription tel que le carré noir.

Afin de nous permettre de contextualiser ce projet, peux-tu nous dire quel a été ton parcours jusqu’ici ?

J’ai commencé à écrire quand j’étais adolescent, en faisant également des collages et de la peinture, mais je me considérais surtout comme un poète. J’ai publié un peu de poésie en revue il y a déjà quelques années, quand j’habitais à Liège, où j’ai étudié la traduction. Ensuite, à vingt ans, je suis allé vivre à Berlin pendant deux ans : là, je me suis rendu compte que l’art est aussi un partage, car je ressentais vraiment une coupure par rapport à un milieu francophone avec lequel j’échangeais et qui n’était plus aussi présent, forcément, en Allemagne. La peinture s’est alors imposée d’elle-même : j’avais le temps, j’avais l’espace ! Je pensais devenir peintre mais ça a très vite mal tourné parce que, ayant abandonné un boulot alimentaire, je me suis retrouvé sans argent. Donc, il a fallu reprendre une carrière plus normale, même si l’impulsion était là, cette envie énorme de peindre. Revenu en Belgique, j’ai continué à publier de la poésie çà et là. Quant à la peinture, c’est comme je le disais devenu un art très difficile à notre époque : beaucoup de choses ont déjà été faites… Depuis quelques années, je me rends compte que j’ai adopté une démarche presque situationniste, en travaillant plutôt par projet. C’est ainsi que cette année, je me suis retrouvé en Italie à Iseo, sans savoir encore ce que j’allais y faire. Et simplement le climat a fait qu’après de grandes discussions politiques sur l’idée d’insurrection et de révolte, j’ai essayé de créer une fresque basée sur des discours insurrectionnels. C’était très lié au lieu puisque Iseo est situé dans une région qui a été marquée par les années de plomb italiennes, donc ça m’a vraiment influencé.

Cette fois-ci, il y avait ce voyage à Moscou qui m’a tout de même marqué, avec Malevitch bien sûr, mais aussi par cette architecture très géométrique. Cela a abouti parfois à des œuvres qui s’en éloignent esthétiquement ou intellectuellement, mais je pense que tout provient toujours d’une sensation de départ qui est liée à un lieu et à une rencontre.

Pourra-t-on voir ce projet exposé ?

Il en est encore au stade d’étude avancée mais il n’est pas complétement abouti : je voudrais expérimenter d’autres formats, d’autres étendues de peinture, puis des projections aussi, donc c’est encore en travail.

Et la suite ?

Le prochain projet que j’ai en tête s’appelle Something More Exciting than Art et ce sera l’occasion de faire une relecture de l’art bourgeois : je pense qu’à notre époque l’art qui se dit conceptuel ne va pas assez loin et j’aimerais lancer un projet qui impliquerait l’intervention de plusieurs personnes. Il s’agirait de créer une sorte de plateforme de débats et de discussions. Donc ce serait un projet plus curatorial, mais avec quand même des performances qui seraient incluses, sur plusieurs jours ou sur plusieurs semaines. Pourquoi ne pas créer une réflexion intellectuelle qui serait en elle-même une œuvre d’art ?

TOUT AUTRE CHOSE

Si tu devais conseiller un livre ?

Ce serait En attendant les barbares de Constantin Cavafy. Parce que j’aime les poètes prosaïques et sensuels, à l’instar de Karel Logist en Belgique.

The Weather Project, par Olafur Eliasson, 2003, the Turbine Hall of the Tate Modern, Londres.

Un film ?

Sûrement un Bergman, et sans doute l’Heure du loup . Pour l’inquiétante étrangeté dont je parlais tout à l’heure…

Un album ?

J’écoute beaucoup les Allah-las pour l’instant : le dernier, Calico Review , ou leur premier album éponyme.

Un peintre ?

J’adore les coloristes, depuis Matisse jusqu’à Olafur Eliasson et son Weather Project , par exemple.

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