Alfred Hitchcock
De février à mai, l’Espace Delvaux prend la classe internationale à raison de deux week-ends par mois (ou plus), arrosé par la verve passionnée d’Olivier Lecomte et la pellicule léchée d’Alfred Hitchcock . L’homme qui en savait beaucoup mène tambour battant, dans la calme contrée du 1170, neuf conférences sur « le maître du suspense », comme on dit, ou « l’homme qui aimait faire peur », selon Lecomte.
Après trois premières séances consacrées à une présentation générale de l’œuvre, qui compte cinquante-trois films et un disparu, Olivier Lecomte s’est penché plus précisément sur l’analyse du suspense chez le réalisateur anglais.
Le cycle a commencé le 14 février par la séance « Hitchcock se met à table » . En guise de mise en bouche, Olivier Lecomte a dédié cette première séance à une « anthologie des scènes de repas » chez Hitchcock.
Il aurait pu la consacrer aux escaliers, traquer l’expressionnisme allemand derrière chaque marche, et l’ombre de Murnau, des studios de Bavière (où le réalisateur à l’ombre si connue débuta)… qui nourrirent la sophistication de l’homme au crâne racé, reconnaît l’ancien critique cinéma de Télémoustique . Mais il a choisi les déjeuners parce que « les scènes de repas, vous allez voir que ce ne sont pas des scènes de vie mais des tranches de gâteau » , et qu’il faut bien comprendre que loin d’être des moments fades de transition, ils sont de véritables démonstrations de réalisation
À table donc, plus particulièrement celles de cinq films , agrémentées d’anecdotes pittoresques comme Olivier Lecomte sait si bien les conter.
Premier extrait, Blackmail (1930), ou le premier film sonore anglais d’Hitchcock, commencé en muet et terminé en parlant, au grand dam de son actrice polonaise, Annie Ondra. Le réalisateur l’adore mais la pauvre est affublée d’un accent terrible en anglais. Pour garder son actrice fétiche, Hitchcock trouve comme subterfuge de la faire doubler en direct par une actrice anglaise présente sur le plateau, enregistrée directement et non créditée au générique de fin pour ne pas entamer le mythe, comme cela se faisait souvent.
L’extrait projeté : une scène de déjeuner dans une épicerie un lendemain de meurtre, installe le suspense par la stylisation du son et ce « knife » qui surgit de manière répétitive d’un magma de conversations banales – qu’Hitchcock connaît bien pour avoir grandi dans l’épicerie parentale –, acculent la pauvre Alice White (Annie Ondra, donc).
Deuxième extrait : The 39 Steps (1935), ou le goût d’Hitchcock pour les plans non dialogués. Dans la célèbre scène chez le vieux paysan écossais et sa jeune épouse, on observe cette fois le travail d’esthète sur le son et l’image par le décalage, avec une efficacité visuelle soufflante. L’occasion aussi de voir à quel point Hitch savait présenter des personnages féminins extrêmement bien dessinés (dans sa période anglaise en tout cas, moins à la fin de sa période américaine fleurant parfois bon la misogynie). N’en reste pas moins qu’ici le décalage est total entre la banalité de la conversation et le drame de ce qui est montré dans le journal, que le héros tente vainement de cacher aux yeux de biche esseulée de la jeune femme. Et Olivier Lecomte d’ajouter que ce genre de prouesse n’est possible qu’avec une direction d’acteur au cordeau, pour laquelle Hitchcock était réputé par ailleurs.
La démonstration se nourrira encore de Sabotage , Suspicion , Frenzy , et leurs scènes dînatoires truculentes. Pour terminer sur une note tout aussi festive, le conférencier s’attardera sur un extrait des Bonnes Femmes de Claude Chabrol, délicieuse pause avant la fin du film , qu’on ne dévoilera pas ici pour ne pas se donner la peine d’écrire : « Attention spoiler ».
Séance 2. Hitchcock auteur ou simple faiseur ?
Après avoir salué chaleureusement son public d’habitués (c’est fou ce que tout le monde se connaît dans cette salle), Olivier Lecomte entame sa deuxième conférence en rappelant qu’Alfred Hitchcock était loin d’être en odeur de sainteté dans la critique anglaise et américaine. Tout au plus lui reconnaissait-on un petit talent de metteur en scène de films populaires. C’est aux jeunes Turcs de la Nouvelle Vague française qu’il doit une entrée fracassante au panthéon des auteurs. Ainsi, Éric Rohmer et Claude Chabrol publièrent-ils le premier livre en français sur Hitchcock, suivis quelques années plus tard par le monumental volume d’entretiens de François Truffaut, coiffant un travail de réhabilitation entamé par les jeunes critiques des Cahiers du cinéma dans les années 1950, contrariés dans cette croisade par leurs proches concurrents de la revue Positif , qui n’adhéraient pas à l’époque à cet engouement pour le maître du suspense.
Le documentaire de Jean-Jacques Bernard, Hitchcock et la Nouvelle Vague , vient confirmer le rôle majeur qu’ont joué Truffaut et compagnie dans la reconnaissance critique du réalisateur anglais par la critique anglophone, malgré le succès populaire de ses films . Dépassant le seul succès public, la bande à part s’est attachée à démontrer que les films d’Hitchcock regorgeaient de pépites de mise en scène, d’une maîtrise stylistique et esthétique totale.
Hitchcock lui-même n’était pas avare d’entretiens, qu’il donnait volontiers et au cours desquels il expliquait très clairement les ficelles de son métier. À tel point peut-être qu’il a contribué à forger quelques légendes urbaines , parmi lesquelles celle qui veut que son perfectionnisme revendiqué impliquait un story-board aux finitions bien arrêtées, rendant pour le réalisateur le tournage ennuyeux, puisque le film était déjà fini avant celui-ci. Pour faire mentir la rumeur, Olivier Lecomte renvoie au livre de Bill Krohn , Hitchcock au travail, disséquant minutieusement la filmographie de l’intéressé et montrant bien que des modifications importantes pouvaient arriver au cours du tournage.
Voire après. Ainsi de Suspicion . La sneak preview de ce film fut l’une des pires pour le réalisateur. La première version montrait en effet Cary Grant apportant le fameux verre de lait à son épouse qui, le pensant empoisonné, refuse d’y toucher, le laisse reposer la nuit et le lendemain matin, comprend, en se précipitant dans la chambre de son mari (coucou le code Hays) qu’il veut se suicider. S’ensuit la réconciliation des époux et les rires de la salle. Voyant qu’il manque complètement son effet, Hitchcock remonte les dernières scènes et ajoute une explication finale (procédé qu’il déteste pourtant), réinstallant un happy end moins risible (mais un happy end tout de même, puisque Cary Grant ne pouvait être un meurtrier – Cary Grant, quoi). Véritablement obsédé par la réception de ses films par le public, le réalisateur tendait tous ses efforts vers ce seul but. D’où la formule, murmurée avec jubilation par Olivier Lecomte, de « direction de spectateurs » , souvent associée au réalisateur. Cet aspect de sa personnalité ressort également du biopic que lui a consacré Sacha Gervasi en 2012, particulièrement dans la scène où il attend avec appréhension la réaction de la salle devant Psychose .
Hitchcock était plus qu’un bon client médiatique, il soignait sa communication comme personne dès ses débuts, au point qu’il ne sera pas pris au sérieux, ce qui n’arrangera pas la réputation de cinéaste superficiel qu’on lui collait bien volontiers.
Et pourtant, là réside en partie le génie d’Hitchcock : avoir construit une marque de fabrique, reconnaissable entre mille, ne fut-ce que par son ombre chinoise et ses apparitions dans ses films, en passant par son dessin de profil signé de la main du maître himself . Quant à ses apparitions en chair et en os, contrairement à ce que charrie la légende urbaine, elles ne figurent pas dans tous ses films, mais dans une bonne trentaine, le réalisateur devant parfois forcer l’imagination pour caser sa royale figure dans un plan (la preuve par Lifeboat ). Ce clin d’œil récurrent va cependant créer une attente chez le spectateur averti. Pour éviter de distraire ce dernier du fil narratif méticuleusement déroulé, Hitchcock veillera donc à apparaître assez tôt dans ses films, afin de permettre au spectateur rasséréné de se plonger dans le film sans plus aucune distraction.
Voici une compilation de ses apparitions :
En vérité, ce qui va réellement lancer sa carrière, ce sont les deux émissions qu’il a menées de 1955 à 1965 , soit durant le premier âge d’or de la télévision. On y retrouve l’humour du réalisateur qui ne se gênait pas pour se moquer de ses sponsors dont il devait faire la pub à l’écran. En plus de se placer en incontournable du grand public, Hitchcock se servait également de ses passages pour tester les acteurs qu’il envisageait pour ses films au cinéma.
Ayant très tôt assumé le côté populaire de son œuvre, il a pris un malin plaisir à s’en donner également. Ainsi de ses deux émissions de télévision, en mode « Alfred Hitchcock presents », qui le trouvaient à chaque ouverture posé en gentleman british à l’humour décalé , lui dont les origines cockney ont pourtant drapé les débuts cinématographiques.
Hitchcock et son épouse et plus proche collaboratrice, Alma Reville.[/caption]
Séance 3 : La face cachée d’un génie
Un documentaire de Noël Simsolo (spécialiste d’Hitchcock) revient sur la biographie du petit Alfred . Ce dernier naît dans une famille modeste en 1899. Ses parents sont épiciers dans le quartier cockney de Londres. À quinze ans, il devient orphelin et doit très vite travailler. Son histoire le place directement à part dans le cinéma anglais. Et il n’hésitera pas à y emprunter des touches, pour élaborer le repas dans Murder , par exemple, ou le personnage de Rich and Strange . De même, le théâtre aura souvent une place de choix dans ses films, réminiscence des représentations auxquelles il aimait assister enfant avec sa mère (voir Murder , par exemple, ou Frenzy ).
Sa formation de dessinateur d’intertitres pour le cinéma muet le mènera en Allemagne où il fera ses premières armes, avant de revenir en Angleterre au début des années 1920, où il aura du mal à percer.
Il fait très tôt la connaissance d’Alma Reville, monteuse reconnue du cinéma anglais, qu’il n’osera demander en mariage qu’une fois son statut de réalisateur installé. Selon Olivier Lecomte, Alma Reville était l’une des rares femmes cinéastes de talent de l’époque qui serait sans doute devenue une grande dame du cinéma si elle n’avait pas mis sa carrière de côté pour devenir madame Hitchcock, sa coscénariste attitrée et sa première critique . Cela explique sans doute aussi que les films de la période anglaise d’Hitchcock comportent des personnages féminins plus fouillés et plus forts.
Ce qu’on sait moins, par contre, c’est qu’avant de devenir un maître du suspense, Hitchcock s’est essayé à la comédie grivoise (lourde) avec The Farmer’s Wife et au mélodrame subtil avec The Manxman . Ce dernier surtout, pose l’équation impossible du trio amoureux, soit un pêcheur et un avocat épris de la même serveuse dans un petit village du Manx. À l’instar d’un Truffaut plus tard dans Jules et Jim , Hitchcock pose un regard attendri sur ses personnages , les deux hommes étant traités à égalité. Olivier Lecomte projette plusieurs extraits de cette petite pépite muette dans lesquels la stylisation par la lumière (héritage allemand) est bien présente.
Pour l’Allemagne, justement, il tournera une version de Murder , un de ses premiers films parlants, intitulé pour l’occasion Mary . À l’époque des débuts du parlant, les films destinés à connaître une exploitation internationale étaient tournés en autant de versions qu’il fallait de langues, avec des acteurs chaque fois différents, mais dans les mêmes décors et en respectant les mêmes plans. Ayant vécu quelques années en Allemagne, le réalisateur anglais a pu gérer lui-même l’adaptation et le tournage de Murder/Mary , en l’amputant d’une bonne partie de ses blagues, comprenant que l’humour anglais ne s’exporterait pas en Allemagne. « La version allemande est donc moins drôle », dixit Olivier Lecomte, avant de passer un extrait de l’interrogatoire dans les coulisses du théâtre.
Contre l’Allemagne nazie, il tournera plusieurs films, documentaires et de fiction, pour soutenir la propagande américaine. Déjà The Lady Vanishes (1938) est un plaidoyer antifasciste qui fait passer un message clair de l’opinion d’Hitchcock face à la politique de Chamberlain, lequel caressait l’idée d’une reddition. Dans la scène du siège de la cabane où se sont réfugiés les protagonistes, un pacifiste convaincu sort avec un drapeau blanc et se fait tuer.
Lifeboat (1943), qui a retrouvé « une seconde vie grâce au DVD », aborde lui aussi le sujet de la guerre mais le dénouement, jugé trop violent, plaira peu au public et le film sera retiré de l’affiche après une semaine seulement.
Ce film est d’ailleurs symptomatique de l’engagement d’Hitchcock dans la lutte contre le nazisme . Recruté par le ministre anglais de la Propagande, le réalisateur se lancera dans plusieurs films de propagande antinazie, dont deux avec des résistants français ( The Moliere Players ) et un documentaire sur les camps de la mort, ressorti du placard récemment par l’inévitable Arte.
Pour les intéressés, n’hésitez pas à suivre les trois prochaines séances, qui se dérouleront les samedis 25 avril, 16 et 30 mai, de 11 à 13 heures, à 7 € la séance. Karoo y sera certainement !
Plus d’infos sur le site de la Venerie .