Bassoléa de Juliette Mézenc
Des racines au fond des yeux

Court texte de Juliette Mézenc paru à la Contre allée au printemps 2025, Bassoléa s’inscrit dans le prolongement (la reprise ou la recoupe) des Cahiers de Bassoléa publiés aux éditions de l’Attente en 2022. Plus qu’un roman ou un récit, le texte est une adresse enflammée à un -tu anonyme, qu’on oublie vite, qui peut-être n’est que prétexte à une adresse générale aux lectrices et lecteurs.
Bassoléa est cette narratrice engagée dans un monologue exalté, qui s’écrit d’un souffle, contre la société capitaliste et pour les organismes invisibles qui travaillent la vie. La forme, comme la langue utilisée par l’autrice, apparaît cependant restrictive : si les répétitions assurent un rythme et une certaine puissance d’énonciation au discours, elles l’enferment également dans une boucle qui n’a pas grand-chose d’un cercle vertueux. Au contraire, cette insistance tend à diminuer l’impact du propos, car l’impression de tourner en rond se fait assez vive au bout de quelques pages. En cela, la forme reflète avec beaucoup d’acuité la situation du personnage : écartée du monde par sa famille sous prétexte d’une incompatibilité aux normes régissant l’ordre social, la narratrice subit un exil bon gré mal gré. Un « enfermement à l’extérieur » paradoxal, qui lui permet de se découvrir une obsession étrange : la terre, ce qui s’y trame.
« Au cours des années d’observation qui ont suivi, j’ai vu comment vit la terre, comment les racines y poussent et comment les champignons y poussent, étendent leurs filaments blanchâtres par milliers et centaines de milliers, comment les racines et les champignons perforent la terre, y creusent des galeries, et comment les racines et les champignons en mourant laissent la voie libre à l’air et à l’eau, au ciel tout entier en fait, parce que le ciel en entier est dans la terre, dans la terre aussi, on croit que notre atmosphère commence au ras du sol mais c’est faux, notre atmosphère commence dans le sol qui est plein d’air et plein d’eau et donc plein de ciel, à condition qu’il soit vivant bien sûr c’est-à-dire peuplé, de racines, de champignons et de toutes sortes de bestioles qui creusent elles aussi et apportent derrière elles l’air et l’eau qui font que la terre respire, et moi avec. »
Ainsi le principe holistique régit-il la pensée de la narratrice autant que la manière dont elle s’exprime. Le particulier est ramené à l’universel dans un grand mouvement circulaire qui évoque les cercles concentriques qu’effectue Bassoléa dans ses idées, mais aussi ceux qu’elle trace en courant autour de sa maison : une manière plutôt originale de lier l’esprit au corps, comme l’est aussi cette pensée en ramifications duveteuses qui touche tant au trop visible (les consommables de la société décriée) qu’à l’invisible (les racines, les bactéries, les petites bêtes qui mangent les morts).
« Elles aimeraient tant que les gens se donnent la main, et elles donnent leurs mains à leur masseuse des mains, elles donnent leurs mains à leur maquilleuse des mains, elles donnent leurs mains à leur maquilleuse des ongles, elles donnent leurs mains à leur liseuse des lignes de la main, elles se sentent si fragiles si impuissantes, heureusement chaque année ils partent à Marrakech dans leur riad, et là, enfin, ils parviennent à oublier, un peu, la noirceur du monde, dans la douceur du patio ils oublient, un peu »
En dépit des limites du système dans lequel il s’enferme, le réquisitoire de Bassoléa charrie un propos politique pertinent et une perspective écologique encore très inédite. Le texte est une vue en coupe de cette terre qui tient et nourrit toute chose. Juliette Mézenc porte sur elle un regard ardent et concerné, qui se traduit en éloge des formes de vie dans toute leur profondeur, leur multitude, leur intrication complexe et cyclique. Cri d’amour extatique autant que critique farouche de l’injonction capitaliste à profiter (au détriment de tous les autres vivants), Bassoléa déplace les frontières entre les règnes, rappelle les corps à leur milieu, et retrouve tous les soleils enfouis dans les sols.