critique &
création culturelle

Cerise sur le ghetto : le pouvoir de dire non

La fusion des cultures sur scène

© Maïté Renson

En franc-tireur, Sam Touzani avec son spectacle Cerise sur le ghetto : le pouvoir de dire non pourfend les préjugés et le communautarisme. En 1h15, il nous fait voyager du Rif à Molenbeek, de l’arabe au français, de la légèreté à l’engagement.

Imaginé et interprété par Sam Touzani, Cerise sur le ghetto : le pouvoir de dire non ne cesse de faire parler de lui. Le comédien jouait encore au théâtre Le Public de janvier à février pour raconter l’histoire de sa famille, venue en Belgique construire sa vie et son avenir. Accompagné de Mathieu Gabriel qui mixe les sons en direct, Sam Touzani nous entraîne dans son récit.

Ne le connaissant « ni de lèvres ni de dents », pour le citer, j’ai découvert une personnalité forte et franche. La profession de foi laïque de Touzani m’a scotchée à mon siège. Dès les premiers instants, l’évocation proche de l’hommage à Salman Rushdie annonce la couleur du spectacle. On imagine bien que tous les théâtres ne prendraient pas le risque de le produire. Touzani a bien l’intention de bousculer les mentalités avec son pouvoir de dire non.

Oui, ce n’est pas facile de dire « non ». Il faut du courage. Comme la mère Touzani qui en 1972 n’a pas bradé sa dignité et a osé s’opposer à l’ambassadeur du Maroc venu acheter son silence dans une affaire de maltraitance. Ce sera le point de départ de sa propre libération. Dans un décor épuré que traverse un rideau présentant divers paysages, le comédien retrace pendant plus d’une heure son histoire familiale, celle de ses parents et de sa fratrie de sept enfants. À coup d’imitations et d’anecdotes, il nous plonge dans son enfance modeste, passée à la chaussée de Gand. Son rire communicatif n’efface rien à la dureté de son récit.

À l’aise dans ses mouvements, Touzani déploie une énergie folle pour mimer ses mésaventures. Comme cette cerise qu’il a eu l’insouciance de croquer en plein Ramadan, et qui déclencha les foudres de ses riverains molenbeekois. Comme aussi sa tentative d’échapper à l’homme sinistre, « ce Gollum », qui en voulait à son prépuce. Malgré tout, Touzani nous gratifie toujours de son sourire solaire et de ses petits pas de danse solitaire. Sa circoncision loupée par ses protestations d’enfant sera le signe annonciateur de son athéisme assumé. S’il suffit de se débaptiser pour ne plus se revendiquer chrétien, la circoncision reste la trace indélébile de sa communauté religieuse dans sa chair. Sam Touzani en prend acte. Son livre l’Identité, dont il n’hésite pas à faire la pub, prolonge son spectacle pour ceux et celles qui voudraient comprendre son point de vue.

© Maïté Renson

La performance de Touzani débute avec son père et s’achève avec lui. Devenu à son tour papa, il évoque avec beaucoup de charisme et de tendresse cette figure inspirante. Homme illettré, se sentant éternellement endetté, usé par les aléas de sa drôle de vie, celui-ci se réfugie dans un langage sibyllin. Touzani multiplie les borborygmes et les gestes brusques pour donner vie à ce père un peu décalé. Il parvient à nous faire ressentir le vide persistant entre lui et son père, et que seul l’amour filial vient combler. Le père parlait seul sans qu’on prête attention à ses propos, on se presse désormais pour écouter le fils parler sur scène pendant plus d’une heure.

Mais à qui s’adresse ce soliloque gesticulé ? Dans la salle de théâtre, ce soir-là, le public était essentiellement mondain et occidental. Sam Touzani pourrait presque passer pour une bête curieuse avec ses caricatures d’Arabes, et satisfaire un certain entre-soi laïcard par sa critique des contradictions de l’Islam. Toutefois, la présence d’une école du Nord de Bruxelles, avec sa population plus métissée, offrait une certaine diversité dans les gradins et rehaussait l’intérêt du spectacle. Les origines qu’ils partagent les mettaient en résonance directe avec le discours du comédien. À l’écho de leurs rires provoqués par ses propos en arabe, on comprend qu’ils ont accès à une seconde lecture. Touzani leur parle d’une réalité qu’ils connaissent avec des mots qu’ils comprennent.

Aussi, c’est aux citoyens de demain, issus de toutes catégories sociales et de toutes convictions religieuses, que s’adresse en priorité le discours de Touzani. Contre le repli communautaire, pour le libre examen, il affronte les tabous et rappelle le fondement du vivre ensemble qui caractérise la Belgique. Les caricatures que joue Touzani ne sont peut-être plus toujours d’actualité, mais les Belges à la double identité belgo-maghrébine trouveront des échos de leur propre vécu. Ce spectacle aura même été pour certains d’entre eux une bouffée d’oxygène, pour d’autres sans doute un affront. On ne peut pas plaire à tout le monde quand on choisit un combat. Il n’y a rien de stérile dans celui de Touzani qui ouvre au vivre ensemble tout en respectant les convictions de chacun.

Cerise sur ghetto : le pouvoir de dire non ! est donc un pari sur le pluralisme. Avec son grand sourire, Sam Touzani incarne le rêve pluriethnique qu’Albert Camus, avec lequel il partage des points communs, aurait voulu voir advenir : la liberté de penser et une certaine communion entre cultures maghrébine et européenne.

Même rédacteur·ice :

Cerise sur le Ghetto : le pouvoir de dire non

de et avec Sam Touzani

mise en scène de Gennaro Pitisci

musique de Mathieu Gabriel 

Théâtre Le Public

1h15

(vu le 14/02/2024)

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