Ces Chants des gorges
Bonne nouvelle : la collection Espace Nord s’enrichit des formidables Chants des gorges de Patrick Delperdange . Récompensé en 2005 par le prix Rossel et le prix Rossel des jeunes, d’abord publié par Sabine Wespieser, il s’agit sans doute de l’un des meilleurs romans que nous ait offert la littérature française de Belgique. L’occasion pour Karoo de plonger dans les archives d’ Indications 1 .
Profitons de cette rentrée littéraire pour la prendre, en quelque sorte, à contre-pied : en saluant le travail du comité éditorial de la collection Espace Nord, redynamisé sous la houlette de Tanguy Habrand2 . Réjouissons-nous dès lors de la réédition au format de poche de Chants des gorges de Patrick Delperdange, agrémentée d’une excellente postface de Pierre-Étienne Vandamme. Et ne boudons pas notre plaisir, puisque voilà rassemblés en un volume quelques noms dont Karoo raffole : l’auteur, Patrick Delperdange, dont la revue-mère Indications a toujours salué la parution d’un ouvrage comme un événement ; Tanguy Habrand et Pierre-Étienne Vandamme ensuite, qui animèrent régulièrement les pages d’ Indications pendant ses dernières années. Une occasion en or de saluer aussi Thierry Detienne, qui fut très longtemps un pilier de la revue, et qui écrivit pour la circonstance le meilleur article sur Chants des gorges qu’il nous ait été donné de lire !
Le Rossel en cavale
Récompensé doublement par les jurys du Rossel, Patrick Delperdange n’a semble-t-il que faire des sentiers tout tracés de la production littéraire. Auteur d’ouvrages pour la jeunesse et de bandes dessinées, il vient d’être couronné pour un roman fort et original.
Ici, point de mise en contexte destinée à dresser préalablement les contours du récit. On entre tout de go dans ce roman aux côtés d’un jeune garçon aux angoisses de bête traquée que sa mère trouve à l’aube dans la fange de l’étable. La mise en garde qu’il a reçue la veille est claire et sans appel : il doit trouver du travail endéans la semaine. Faute de quoi l’homme qui vit avec la mère le jettera à la porte. Et lui reste prostré, la rage au cœur, une bille de terre séchée serrée dans la main. Cette injonction est à la base d’une fuite folle qui va se dérouler en sept tableaux successifs.
La mère, qui se soumet à l’ultimatum de son compagnon, lui enfile une chemise propre et l’envoie trouver le curé à la recherche d’un boulot quelconque. Sur le chemin, il croise un plus grand que lui qui traite sa mère de sorcière, provoquant sa colère. Mais les cloches de l’église qui volent lui rappellent l’objet de sa recherche. C’est la gouvernante du curé qui lui ouvre la porte, mais elle l’éconduit aussitôt en voyant ce morveux, fils de pècheresse, qui ne peut qu’importuner l’ecclésiastique. C’est précisément le moment que choisit le prêtre pour apparaître, couper court à la conversation et prendre le relais d’une voix plus douce. Il invite le garçon à le suivre au grenier où il conserve des choses qui mériteraient un peu de rangement. Suit une ellipse dans le texte au terme de laquelle nous retrouvons le garçon en lisière du chemin qui mène chez lui. Des broussailles où il s’est dissimulé, il observe l’arrivée de la police qui frappe à la porte de sa mère et annonce qu’il est suspecté d’avoir tué le curé que l’on vient de retrouver baignant dans son sang. Même s’il nie farouchement, tout en précisant que l’homme cherchait à « lui faire des saletés », sa mère lui conseille de s’enfuir, ce qu’il fait sur-le-champ. Commence alors une course épuisante dans laquelle nous le suivons. Affamé, harassé, il arpente les bois qu’il connaît si bien et en dépasse les limites pour arriver près d’un groupe de maisons où s’affairent des hommes. Il leur propose ses services contre un peu de nourriture. Comme il s’est illustré par son courage à plonger dans une fosse où s’écoule le contenu des toilettes pour réparer un tuyau crevé, il s’attire la sympathie d’un homme qui le ramène chez lui et lui offre gîte et couvert. C’est du point de vue de ce dernier que se déroule désormais le récit. Le garçon pourrait bien travailler encore avec eux le lendemain, mais il ne veut plus porter les briquaillons. L’homme est subjugué par cet être qui s’est attaché à lui et qui tient des propos singuliers sur les maisons qu’il construit, sur le village d’où il vient et qui semble animé par une intuition hors du commun lorsqu’il lui recommande, le lendemain matin, de ne pas bouger au cours de la journée. Et voici que les événements s’enchaînent, qu’il fait une collision avec sa camionnette et se retrouve dans le fossé, puis emporté par le courant maléfique de la rivière et sauvé in extrémis. Et puis il y a ses relations avec sa femme qui se sont détériorées subitement. Et lorsqu’il rentre blessé, il ne comprend pas grand-chose non plus à ce qui lui est arrivé. Au fait, des policiers sont passés le matin pour lui parler et ils sont à nouveau sur le pas de sa porte. Quant au garçon dont nous ignorons toujours le prénom, il a repris le chemin et il se terre à nouveau dans les bois.
L’étape suivante nous apparaît sous l’angle de vue d’une jeune femme en train de se maquiller dans une voiture sur un parking. Autour d’elle, c’est le stress, un coup se prépare dont on ne sait trop rien, si ce n’est qu’elle a un rôle à y jouer et qu’elle doit être belle. Son regard est attiré par un jeune gars en salopette trop grande pour lui qui rôde près du bar où est fixé le rendez-vous. Elle lui offre une boisson et s’attache instantanément à lui, même s’il ne dit mot. « Il est si touchant et fragile que j’ai envie de le serrer contre moi. Et sans doute qu’il le sent car il a un pas en arrière pour s’écarter. » Mais ici encore, rien ne se passe comme prévu, tout foire. Le rendez-vous devra être reporté et la jeune femme fausse compagnie aux deux hommes qui parlent affaires. Elle rejoint le garçon qui a été aperçu aux abords d’une voiture dans laquelle un des deux hommes cherche en vain une enveloppe brune. Il se lance à la poursuite du garçon qui sort une lame en guise de défense avant de s’enfuir tandis qu’un camion emboutit la BMW de Steve… Et déjà des coups s’abattent sur la jeune femme qui semble connaître la musique.
Le garçon a déjà rejoint les broussailles et la scène suivante s’ouvre sur le monologue d’un vieux gitan qui nous présente sa famille. Déboule le gamin qui suscite la même curiosité, mais qui est identifié par un des fils qui a travaillé sur le chantier où il s’était rendu utile. Et qui sait donc que la police le recherche. Il est instantanément adopté par le chef de la famille qui voit en lui l’un des siens. Et lorsqu’un des poursuivants arrive, le vieux lui tend un piège de sa canne. S’ensuit une conversation singulière sur le sens de la vie. Voici un homme qui parle comme un curé et qui n’en est pas un. Avec Sirine, une fille de son âge, le garçon gobe des oeufs et découvre l’amour absolu en un éclair. Cette fille est libre comme l’air, elle court dehors comme lui et connaît les secrets de la forêt. Mais des hommes rôdent autour des caravanes pour voler et tiennent le vieux qu’un malaise cardiaque emporte. Revenant de la rivière où ils se sont baignés, le garçon et la fille s’interposent et s’en prennent aux voleurs. Un couteau sort. Toujours la même lame, dans le même type de circonstances et des mains vives comme l’éclair. Dans son dernier souffle, le vieux gitan confie sa fille au garçon.
Scène suivante, chant suivant : deux couples sont sur le point de passer à table. Il est question d’un enfant qui est resté dehors et qui s’avère être un chien. Et la femme qui est sortie à sa recherche découvre un garçon qui appelle à l’aide, il porte une fille sur ses épaules, il est prêt à tomber, réclame de l’eau, elle perd connaissance.
Deux autres scènes suivent, qui accélèrent le dénouement. À la recherche d’eau et de nourriture, le garçon entre dans une maison où se mènent de sombres trafics. Il y découvre une poudre blanche qui lui offre un voyage d’un type nouveau et est attiré malgré lui sur un lit par une femme qui lui offre son corps. Et c’est le déchaînement, la folie meurtrière avec le couteau et les coups méthodiques. Nouvelle fuite avec le sachet de poudre et un chien qui s’est attaché à lui. À ce stade, il n’a plus qu’une idée en tête : rejoindre la maison de sa mère et ce village gris qu’il a tant maudit. Il est chargé dans un camion poubelle en montrant sa poudre. Au terme d’une tournée, il est lâché sur une route. Plus de poudre, mais l’espoir de pousser la porte et la sensation inattendue de ne plus avoir envie de tuer l’homme qui vit avec sa mère. Mais ce serait trop simple…
Singulier à plus d’un titre, ce roman ne peut laisser indifférent. Tout d’abord parce qu’il apporte une nouvelle variante au thème captivant de l’enfant sauvage. Mi-enfant mi-adulte, le garçon sans prénom est au centre d’un monde imagé et poétique qui offre aussi une lecture du monde. Éperdu de pureté, il cherche vainement un lieu où reposer une sensibilité à fleur de peau éprouvée au contact du monde des hommes. Obsédé par la saleté qu’il côtoie pourtant avec aisance quand elle provient de la terre, il voudrait effacer les va-et-vient d’ombres qui l’obligent à fuir la maison de sa mère où il dérange. Pour dire cela, rien de mieux que l’image de ces bêtes entremêlées qui grouillent lorsqu’il soulève une pierre et dans lesquelles il aime mettre le pied. La pureté est entrevue avec Sirine que le destin efface aussitôt.
Singulier, ce texte l’est aussi par la succession des points de vue qui adoptent le mode d’expression de chaque narrateur, variant avec chacun de ton et de registre. Et toujours, comme toile de fond, la fascination et le bouleversement qu’éveille le garçon chez ceux qu’il côtoie. Parce que son regard et son langage ravivent quelque chose de fort qui est enfoui en nous et qui ne demande qu’à refaire surface avec une charge poétique brute et inouïe. Des élans de générosité et d’émerveillement tout autant que des réflexes de bête qui flaire le danger, s’apprête à fuir ou à bondir sans autre façon. Pour dire tout cela, et en faire un roman qui tienne, il fallait une audace et une puissance littéraire hors du commun. Les jurés des deux Rossel ont vu juste !
Thierry Detienne
Cet article a d’abord paru dans le numéro 63-1 de la revue Indications, daté de février 2005.