Il y a ceux qui quittent leur vie de misère en Roumanie, ou ailleurs, vers un Eldorado nord-européen, qui fleure bon le blé dans tous les sens du terme. Et il y a ceux qui les regardent s’en aller, ceux qui, pour des raisons familiales ou économiques, ne peuvent ou n’osent se permettre le grand saut vers une vie qu’ils espèrent pourtant tous meilleure.
Ceux qui restent donne la parole à ces derniers, donne à voir leur quotidien éprouvant, leur vie harassante, marquée du fer des sédentaires dans le petit village roumain de Mâlăncrav en Transylvanie. Ceux qui sont partis ne le sont pas très loin, pas très longtemps, courant après des boulots précaires en Europe de l’Ouest principalement, en Allemagne ou en Autriche. Qui pour s’occuper des chevaux, qui pour s’occuper des vieux os. Du labeur nécessitant des absences de quelques mois. Pour quelques euros qui leur permettront de vivre un peu plus décemment.
Ceux qui restent dépeint ces absences régulières qui rythment le quotidien du village. Ces départs de voleurs avant l’aube dans des camionnettes ou des bus de fortune, puis ces longues semaines à faire tourner la ferme et les enfants, sans le mari pour l’une ; à garder les moutons en faisant l’école buissonnière, sans la bienveillance maternelle pour l’autre. Et le contact incertain, ténu, pour tenir le coup dans cette aride solitude.
À l’écriture et à la caméra Anne Schiltz et Charlotte Grégoire, qui n’en sont pas à leur première collaboration à Mâlăncrav. En témoigne Stãm – Nous restons là , long-métrage des deux mêmes réalisatrices, interrogeant la relation tumultueuse de deux amies dans le village transylvanien en 2007. Ce village, donc, elles le connaissent. Pour y avoir filmé plus de dix ans auparavant. Pour y être revenues quelques fois entretemps. Pour avoir gardé le contact avec ses habitants. Mais surtout pour l’avoir vu se vider au fil des ans, à cause d’une agriculture non rentable. Elles ont tourné d’autres films ensemble aussi, dans l’intervalle ( Charges communes en 2012 ; Bureau de chômage en 2015). Puis, elles sont retournées à cette terre qui ne nourrit plus ses paysans, pour sonder la migration inéluctable qu’elle provoque dans ces contrées.
Mais plutôt que de braquer les projecteurs sur les conditions difficiles des travailleurs saisonniers transnationaux, les réalisatrices ont choisi de veiller avec celles et ceux qui restent, ces piliers invisibles qui cimentent les familles, qui font que ceux qui partent reviennent, puis repartent. Car la vie difficile au village devient impossible, même avec de la bonne volonté. Et petit à petit, les cœurs vaillants doivent scruter un horizon plus lointain pour assurer la subsistance des leurs. Ils partent quelques mois et laissent derrière eux la famille qui les rattachent encore à cette terre, à laquelle ils reviennent avec l’argent nécessaire pour quelques mois, mais qu’ils quittent au bout de ces quelques mois, pour regagner le nécessaire. Or, ces familles qui attendent, ces familles qui égrènent les saisons silencieuses, continuent, elles, les tâches ingrates. Ainsi d’Alina qui assure seule le travail quotidien de la ferme et s’occupe de ses deux fils, tandis que son mari part travailler en Allemagne. Ainsi d’Andrei, adolescent laissé à lui-même, qui rêve de devenir berger et garde les moutons des autres en attendant d’avoir un jour son propre troupeau, pendant que sa mère part en Allemagne s’occuper des vieilles gens.
Une année durant, le temps s’arrête sur ces habitants, que le documentaire accompagne respectueusement et intelligemment. Il aura fallu instaurer une belle confiance pour que les protagonistes laissent entrer ainsi les réalisatrices dans leurs vies empreintes de rudesse et de tristesse, parfois aussi d’un peu d’espoir. La caméra se plante, dans ces intérieurs modestes, devant ces visages marqués. Devant ces immenses campagnes aussi, dont elle rend si bien la beauté. De ces champs et pâturages à couper le souffle, à ces villageois au courage admirable, le film d’Anne Schiltz et Charlotte Grégoire propose un portrait sans fard d’une vie peu enviable, qui explique à sa manière la réalité migratoire de l’époque. Simple constant, beau et déprimant à la fois.