Deconstructing Harold
Au départ, il faut bien dire qu’il n’était pas très chaud. Deux filles qui viennent lui arracher une interview après la première représentation, en français qui plus est, cela ne l’emballait pas des masses. Beau joueur, il a fini par accepter. Il s’est dit bon, je veux bien accorder quinze-vingt minutes à ces deux comédiennes. Las, ce fut le double. Elles n’étaient même pas comédiennes.
Pour compléter l’interview, lisez le chassé-croisé critique entre Justine Jacquemin et Martha Beullens .
Robby Cleiren est « l’invité », comme il le présente joliment, de Frank Vercruyssen et Jolente de Keersmaeker, du tg STAN, qui l’ont convié à cette gran-messe adultérine qu’est Trahisons ( Betrayal) de Harold Pinter, pour jouer l’amant, naturellement. Cette pièce, les trois Anversois l’ont d’abord adaptée en néerlandais en 2011, avant d’en effectuer la traduction française en 2014 et de la conserver dans leur répertoire sous cette forme depuis lors. Ils s’en offrent une petite virée souvenirs entre copains, trois soirs durant au Théâtre des Tanneurs. Trois soirs seulement.
Robby Cleiren, lui, est d’obédience De Roovers, une autre troupe flamande qui partage avec le STAN une même conception d’un théâtre par et pour les comédiens. Au compteur de ce quadra et demi, des dizaines et des dizaines de représentations. Il a tourné dans pas mal de séries et de films aussi dans le nord du pays. Modeste, il vous opposera un « nooooooon » et vous parlera quand même de Félix Van Groeningen, découvreur de talents cathodiques et grand amateur de théâtre également. Le théâtre, évidemment, on y revient…
Robby Cleiren : À la fin de nos études, on ne voulait pas attendre le coup de fil d’un metteur en scène. On s’est mis à plusieurs et on a pris les choses en main. En même temps, on est plus fort quand on est un groupe, avec ses soul mates , pour envisager le théâtre ensemble. On ne savait pas si ça allait marcher ou pas. On n’aurait pas cru qu’on allait rester plus de vingt ans ensemble et qu’on se sentirait encore à l’aise les uns avec les autres maintenant. Et puis de temps en temps, on fait d’autres choses, des partenariats avec d’autres troupes comme tg STAN …
… tg STAN avec qui vous avez quelques points communs, non ? Nous avons vu que vous partagiez une certaine idée du théâtre. Mais le STAN se caractérise aussi par une pratique linguistique très développée, multipliant les représentations dans des langues différentes. Ce travail sur la langue, vous l’effectuez également ?
R. C. : On a joué aussi dans d’autres langues mais on reste surtout au néerlandais. Alors que tg STAN dès le début ils ont dit qu’ils voulaient jouer partout dans le monde. Donc, ils se sont directement mis à adapter en français et en anglais. Ils ont réussi à avoir un grand réseau, et ils ont même une influence en France. J’ai eu l’occasion de m’en rendre compte en participant à un projet avec eux là-bas.
Pour vous, cela devait être particulier alors de jouer en français pour Trahisons … Pourquoi pas en anglais, quitte à ne pas jouer dans votre langue maternelle ?
R. C. : Le théâtre anglophone est un monde assez fermé. Je crois qu’ils diront qu’ils n’ont pas besoin de nous pour savoir comment jouer Pinter.
Frank Vercruyssen (hélé sur la question au passage) : Oui, ça ne vaut pas la peine pour nous de développer une pièce en anglais si on sait qu’on n’aura que dix dates. On a réfléchi à le faire, hein. Mais l’Angleterre s’en foutait et en Amérique c’est très difficile parce que c’est les grandes maisons de production qui achètent les droits, ce qui leur permet de gagner beaucoup de sous, en faisant jouer par Daniel Craig ou Julia Roberts. Et donc une petite compagnie belge, ça ne vaut pas la peine de lui donner les droits. Alors que si on joue en français, on a une perspective bien plus intéressante. Ce spectacle en français on l’a créé en 2014 à Toulouse. On l’a joué à Toulouse, Genève, Paris, en Grèce et là on est trois jours aux Tanneurs, c’est comme une petite fête, une petite reprise, mais ce n’est pas du tout notre travail principal en ce moment. Dans le futur, on ira la présenter à Rio de Janeiro et Sao Paulo. C’est vraiment un spectacle qu’on garde dans notre répertoire. En français, il y a beaucoup plus de dates.
Et vous la rejouerez en néerlandais ?
F. V. : Non.
R. C. : Pourtant, il y a plein de gens qui nous demandent quand on la reprendra en néerlandais…
F. V. : Mais non, ça ne vaut pas la peine.
Vous préférez la jouer en néerlandais ou en français ?
F. V. : Maintenant, en français, c’est plus frais. La version néerlandaise elle date de 2011 donc on l’a mieux en tête en français. Et en plus, comme c’est la deuxième version de la pièce, elle est plus mature, mieux sentie, mieux vécue que la première. Avec La Cerisaie , c’était la même chose. Et puis, la langue française est une langue extrêmement efficace et poétique. Pour nous, c’est une langue plus fermée. Avec le néerlandais, la pièce risque d’être plus molle.
C’est ce qu’on se disait, en voyant votre pièce hier, comme on sent que ce n’est pas votre langue maternelle, c’est beaucoup plus chantant…
R. C. : C’est vraiment étonnant, on a déjà entendu ça beaucoup de fois, les gens qui nous disent que la façon dont on prononce c’est intéressant…
Ca donne beaucoup de relief à la langue et pour nous, en tant que francophones, c’est comme si on réapprenait un certain français.
R. C. : J’ai eu la même expérience avec une pièce de Pieter De Bruycker, récitée par une francophone. Je me disais « comme c’est beau ce mot en néerlandais ». J’avais l’impression d’entendre certains mots pour la première fois, c’était tellement joli.
C’était la même chose hier soir ! Et cela force l’attention sur le texte. Même si la mise en scène est très présente aussi. Une chose qui nous a perturbées dans la pièce par exemple, c’est le déplacement des livres au gré des scènes…
R. C. : C’est The book of the year of Britannica . Les volumes de 1968 à 1977, qui correspondent aux années de la pièce (écrite en 1978 pour rappel). La première scène de l’histoire (et donc la dernière de la pièce) c’est 1968. Et à la fin de chaque scène on déplace le livre correspondant. C’est notre montre dans la pièce. Une autre chose que j’aime dans le spectacle c’est le jeu avec les verres que l’on déplace durant toute la pièce et qui composent à la fin une petite nature morte, tous les verres qui montrent que la fête est terminée, tous ces verres qui sont en réalité bus dans le futur…
Ce point d’appui sur un décor surreprésenté est un peu la marque de fabrique du tg STAN. C’est eux qui sont venus vous chercher ?
R. C. : Oui, c’est Franck qui a eu l’idée de la pièce. Il a demandé à Jolente. Puis ils m’ont demandé à moi. La manière de travailler est un peu similaire à celle de De Roovers. Au début on lit les textes, puis on rassemble toutes les traductions qu’on trouve et à partir de cela on compose notre propre traduction. Afin de bien comprendre ce que l’auteur a écrit. Surtout avec Pinter dont l’écriture est très économique. Chaque mot est là parce qu’il dit quelque chose et il faut vraiment se rendre compte de pourquoi il est là pour en prendre la pleine mesure lors de l’interprétation. Quand on l’étudie, on comprend combien la construction de cette pièce est intelligente. Il y a donc beaucoup de travail autour de la table. Par contre, sur le plateau, c’est plus rapide. Ce ne sont pas des répétitions dans le sens classique. On fait beaucoup de répétitions de texte. Mais la mise en scène en tant que telle, pour trouver la circulation sur la scène, s’est passée en cinq jours seulement. Et à ce moment, on réfléchit à trois à ce qu’on veut, ce qui pourrait servir le mieux notre jeu. On a cherché de quoi on avait vraiment besoin, en jetant ce qui n’était pas vraiment nécessaire, afin que ne reste que le texte et les trois figures, le principal de notre représentation. Par exemple, au début on avait eu l’idée de faire la pièce sur un carré de 2m/ 2m. On trouvait ça génial de faire évoluer les trois personnages sur un si petit espace. Puis après 5 minutes, on en a eu marre et on a investi tout le plateau.
Donc la mise en scène est une construction collective, qui se fait avec tous les comédiens.
R. C. : Oui, tout à fait. On essaie ensemble. Puis on se dit, non ça c’est nul, on doit essayer autre chose. Ce qui est bien, c’est que la responsabilité est partagée par tout le monde et on ne peut pas dire « ce n’est pas de ma faute, je ne suis que le comédien ».
Ce ne doit pas être évident sans regard extérieur, pour donner des indications sur l’effet.
R.C. : Oui mais dans cette pièce, il y a surtout des scènes à deux, ce qui veut dire qu’il y a toujours un de nous trois qui peut se mettre dans la salle et donner un avis extérieur. Ce qui est gai c’est que quand ça marche, on peut s’attribuer tout le mérite, on sait pourquoi on veut faire cette pièce.
C’est vrai qu’on se disait hier que lors des scènes à deux, le troisième reste toujours visible, simplement sur le bord, dans le décor, mais sa présence est très palpable.
R. C. : Oui, je crois que Pinter a voulu sa pièce comme ça, autour de trois personnes qui se croisent sans cesse, et ne peuvent pas s’échapper, qui forment un triangle inextricable.
Mais vous, vous l’avez poussé à l’extrême, en instrumentant de manière comique le troisième personnage qui intervient tout de même mais de manière presqu’abstraite.
R. C. : Je crois que c’est le propre de ce genre de pièce de théâtre. Pinter a écrit sur ce qu’il a vécu, ce triangle amoureux, c’est sa vie. Et il faut se demander ce que cela veut dire, et comment le représenter. Ce qui est bien avec cette pièce c’est qu’elle n’est pas lourde, il y a de la légèreté. Je suis convaincu que Pinter n’a jamais eu l’intention de faire une tragédie. Il y a de la gravité mais il y a aussi autre chose, il y a la vie, ça reste une pièce avec des comédiens qui réfléchissent avec leurs sentiments et leurs pensées, parce qu’on a besoin de légèreté pour réfléchir.
tg STAN a l’habitude de positionner ses décors d’une manière particulière, reprise ici aussi, à savoir de part et d’autre de la scène, visibles de tous, dans le but de tout montrer.
R. C. : Oui, c’est vraiment rien dans les mains, rien dans les poches. On ne veut pas de l’illusion du théâtre, vous faire croire que vous êtes vraiment dans un café, ça ne nous intéresse pas. Il y a toujours la réalité du théâtre qui est là. C’est un truc brechtien, de tout montrer. On n’a rien inventé.
Telle que vous la présentez, votre pièce est vraiment une pièce de décalage, décalage de la langue d’abord, avec cette distance inhérente à la prononciation de non francophones, et puis décalage par la mise en scène hyper visible, mais latérale, avec le troisième côté du triangle un peu à contre-emploi. La légèreté, elle vient de là. C’est sans doute comme cela qu’il fallait prendre la pièce, comme une mélancolie passagère.
R. C. : Oui, c’est ce que j’aime aussi dans les films de Kusturica. On ne sait jamais si on doit rire ou pleurer.