Diplomatiquement vôtre Gentlemen aigris mentent
Sur l’affiche, il y a Niels Arestrup qui soutient le regard d’André Dussollier qui toise Niels Arestrup. Leurs ventres se touchent presque à contre-nuit. Entre leurs deux profils, s’élève à l’arrière-plan une tour Eiffel embrumée. Et puis, cette phrase : « Une nuit pour sauver Paris de la destruction. »
Le décor planté, on pourrait chipoter sur la confusion créée une fois de plus par l’ordre d’apparition des noms et la place des acteurs auxquels ils se réfèrent. On pourrait se demander pourquoi diable inscrire André Dussollier au-dessus de la tête d’Arestrup. Et inversement. On pourrait comprendre qu’Arestrup étant plus petit que Dussollier, esthétiquement, cela soit plus porteur de le mettre à gauche, mais pas les règles starifaires qui imposent visiblement de commencer par mentionner André Dussollier.
Surtout que les rôles sont égaux. Dans ce huis clos à suspense, les deux monstres sacrés du cinéma se jaugent avec une égale maestria. Niels Arestrup campe le général von Choltitz, issu d’une famille d’officiers prussiens dans les gènes desquels le respect des ordres est inscrit depuis des siècles. En l’occurrence, l’ordre qu’il s’apprête à exécuter ici provient d’un Adolf Hitler qui, sentant le sapin dans son bunker berlinois, projette rien moins que la destruction de Paris. D’où l’entrée en scène d’André Dussollier, aka l’ambassadeur de Suède Nordling, qui va tenter de détourner le général de son noir dessein.
Une nuit durant — la fameuse « nuit pour sauver Paris de la destruction » —, il va travailler au corps et à l’esprit l’officier nazi, dans l’appartement cosy de l’hôtel Meurisse, îlot envahi par l’occupation, où le général Dietrich von Choltitz a établi ses quartiers. Repoussant les limites de la neutralité à laquelle il est astreint en qualité d’ambassadeur de Suède, Nordling convoque ses talents de rhéteur pour faire fléchir le pavlovisme militaire.
Les deux hommes se connaissent, s’apprécient autant que leurs positions respectives le permettent, et se méfient l’un de l’autre. La joute verbale n’en est que plus jouissive, enrobant de politesse les bassesses auxquelles s’adonnent ces sommités. Ça débat sec. Ça se sourit affable. Ça se menace. Ça se flatte. Ça s’entraide. Mais ça n’est tout de même pas d’accord sur le fond du problème : Paris brûlera-t-il ? Au gré des rebondissements, l’avantage change de camp, le débat reste toujours passionnant, les dents sont acérées, les couteaux sont tirés, les dialogues débordent d’élégance.
C’est même proche d’un combat de boxe en cinq ou six rounds, raconte Volker Schlöndorff : chacun prépare soigneusement un coup d’avance, mais il n’y a pas de knock-out. J’avais divisé le scénario en plusieurs mouvements. On a d’abord l’andante, où les deux personnages se jaugent pour voir comment réagit l’adversaire, puis on laisse place à des rounds furioso, où le débit s’accélère de manière vertigineuse, et on enchaîne avec des moments plus calmes.
Les deux acteurs se connaissent. Et pour cause, ils ont déjà joué la pièce éponyme de Cyril Gély, dont le film de Volker Schlöndorff est une commande d’adaptation. Leurs costumes de général et de consul, Niels Arestrup et André Dussollier les ont usés sur les planches avant de les réenfiler pour la caméra du réalisateur allemand. Entre-temps, les vêtements se sont donnés, les plis se sont ajustés. Ce sont donc deux comédiens totalement à l’aise, pas gênés aux entournures pour un sou, qui crèvent l’écran. Cet art de la performance d’acteur est rare chez deux interprètes entre lesquels il n’y a aucune rivalité : bien au contraire, Niels Arestrup et André Dussollier se sont totalement mis au service de l’intrigue. , analyse un Volker Schlöndorff reconnaissant.
Si la proposition de son producteur ne l’a pas directement enthousiasmé, le réalisateur oscarisé du Tambour a su en tirer son parti, réussissant une transposition à l’écran qui évite l’écueil du théâtre filmé, sur lequel tant d’autres ont buté. Adaptant avec Gély sa pièce, Schlöndorff y insuffle de l’anecdote fictive pour faire passer la pilule de la popote amère des politiciens. La pièce, déjà, mêlait allègrement reconstitution historique et fiction, la fameuse nuit n’ayant pas existé en tant que telle mais reposant sur un postulat imaginé à partir de faits réels. Il y a eu en effet plusieurs rencontres entre Choltitz et Nordling, notamment pour négocier une libération de prisonniers. Et Paris a vraiment failli y passer à l’aube de la Libération. Mais sa non-destruction n’est pas le fait de l’ambassadeur de Suède qui aurait damé le pion au général allemand.
Pour le cinéma, Schlöndorff a choisi d’adopter un point de vue, celui du consul dont la silhouette introduit la scène d’exposition et dont la satisfaction emporte le dernier plan. Le passage à l’écran permet également l’incrustation de plans documentaires laissant voir à quoi Paris a échappé, à savoir la destruction de Varsovie quelque temps auparavant. Mais hormis ces images d’archives, les quelques plans d’extérieurs et les respirations de mise en scène, le principal de l’action se joue dans une chambre d’hôtel où deux très grands comédiens tiennent le crachoir pendant que la caméra virevolte autour d’eux, les traque dans leurs doutes, embrasse leurs talents. Prenant possession de l’espace avec brio, le réalisateur sait aussi laisser la place à ses acteurs et à leurs silences.
Ces silences ont été encore plus travaillés pour le film, ainsi que l’explique André Dussollier :
Quand il y a beaucoup de texte, on éprouve un vrai plaisir des mots, mais ce qui est plus important encore, ce sont les silences : dans ces instants-là, la caméra — et le spectateur — sait ce qui se passe. Par exemple, à un moment donné, je n’ai d’autre choix que de quitter la pièce car je me retrouve congédié par Choltitz et je lui dis « je me suis trompé sur vous », comme si mon personnage se parlait à lui-même, et comme s’il faisait un aveu d’échec. Avec Niels, on faisait durer un silence, très long, sans artifice. Et tandis que je lui disais « je me suis trompé », j’avais plaisir à laisser croire au public que c’était moi, l’acteur, qui m’étais trompé. Car le silence est l’écrin des mots. C’est là que l’acteur peut se réaliser et s’exprimer le plus : la caméra scrute ce qu’on est en train de penser et d’exprimer.
Reste que lorsqu’il use de sa belle voix grave et qu’il dégouline onctueusement sur son partenaire, André Dussollier est tout aussi convaincant. Comme l’est le génial Niels Arestrup, confondant de charisme choucroute et prouvant une fois de plus qu’il est capable d’assumer n’importe quel rôle avec son ton doucereux et son sourire de loup.
Adaptation réussie, donc, pour ce film (très) parlé et (ô combien) parlant !
(Les citations sont issues du dossier de presse aimablement fourni par la maison de production Lumières.)
https://www.youtube.com/watch?v=GnBHXkIwC0s