Après la pluie, vient le beau temps. L’été semble bel et bien s’installer. Période estivale qui, pour Karoo, annonce le lancement de ses traditionnels hebdomadaires d’été, élaborés de A à Z par des rédacteurs motivés.

Mais cette année, place à de la nouveauté. Le concept estival de la plateforme s’accompagne d’une nouvelle collaboration artistique initiée sous l’impulsion d’un trio de jeunes photographes, diplômées du 75, l’école supérieure des arts et de l’image. Tout bon projet ayant un commencement et des anecdotes croustillantes, penchons-nous d’abord sur la genèse de ce groupe féminin pour ensuite revenir sur les détails du projet. Retour aux sources.

Depuis longtemps, Anna (25 ans), Natalie (23 ans) et Valentine (25 ans) ont ressenti le besoin de s’exprimer en tant que femmes photographes. « Il y a un réel manque de modèles photographiques féminins en général », constate Natalie. « La place réduite de la femme au sein de l’industrie photographique est quelque chose qui nous interpelle depuis toujours » , ajoute Valentine. À la sortie des études, entre incertitudes et questionnements, l’indignation s’est renforcée davantage et les jeunes femmes ont décidé de se rassembler, d’unir leur voix et d’exprimer ouvertement leur ressenti. « Il était primordial pour nous de donner une place à la photographie de toutes les femmes qui vivent ce moment particulier après l’école d’art. Vous savez, quand on ne sait pas trop quoi faire au niveau professionnel, quand on est un peu perdu et qu’on se questionne sur sa démarche artistique car on s’aperçoit qu’il n’y a pas d’offres d’emploi » , explique Anna.

Le trio féminin a donc lancé en mars dernier une page Instagram dénommée f.75 qui compile les projets visuels et les productions artistiques des élèves et alumnis du 75, réalisés par des femmes et par des personnes non-binaires. Il s’agit soit de photos inédites, soit de projets en cours ou de photos et projets plus anciens. Le tout accompagné d’un descriptif biographique de la photographe avec une partie consacrée à son orientation photographique et à ses actualités. « On avait des cours où on nous montrait qui a marqué l’histoire de la photographie et à chaque fois c’était des hommes. Il y avait très peu de femmes et lorsqu’il y en avait une, il fallait insister sur cette réalité-là » , s’indigne Valentine . « On s’est rendu compte qu’on était capable de citer plein de noms d’anciens élèves du 75 et pas de noms d’anciennes alors qu’il y a une assez bonne parité dans nos classes... Comme si les noms avaient disparu. Avec des recherches et des recoupements par internet on a déjà retrouvé plus de 250 élèves » , complète Natalie.

« Pulvériser » le patriarcat

De son côté, Anna pointe également un autre écueil qui les a poussées à créer la page Instagram : l’auto-censure. « Nous sommes mixtes dans les classes mais toujours avec un nombre majeur de femmes étudiantes, et pourtant le corpus enseignant est composé d’une dizaine d’hommes et d’une seule femme. Mon ressenti ? Ce que je vais faire va être va être exclusivement regardé par des hommes. » Une omniprésence masculine qui ne se cantonne pas seulement aux bancs du 75, comme le constate Natalie : « En tant que femme photographe, nous nous limitons. On nous dit par exemple que c’est dangereux de voyager seule et cela contribue à nous mettre des barrières. C’est dommage que le patriarcat exerce une vraie domination sur l’espace public aujourd’hui. Il y a toujours ce spectre du photographe baroudeur seul, une image très phallique qui plane sur nous. C’est ce stéréotype que l’on veut pulvériser ! »

On le voit, il y a une véritable volonté féministe derrière f/75. D’ailleurs, la dénomination de la page Instagram se fait l’écho d’une telle ambition. Le « f » suivi d’un slash correspond à la notation pour l’ouverture du diaphragme dans le jargon photographique. Le libellé chiffré s’inspire du groupe f64, une communauté de photographes paysagistes documentaires. Elle-même a fait le choix du 64, une ouverture assez grande du diaphragme qui permet d’élargir le champ de la photo et d’avoir beaucoup de netteté même en étant loin. « Nous on a choisi 75, dans le but d’aller encore plus loin, de mettre le focus sur des gens qui peuvent être plus invisibles et cachés. Le 75 fait aussi référence au nom de notre école », détaille Natalie.

f/75 a suscité de vives réactions, en demi-teinte. Tantôt inattendues, tantôt décevantes. D’une part, est constaté un véritable engouement de la part des étudiantes actuelles et des alumnis du 75. « Certaines avaient même arrêté la photo et c’est en les recontactant qu’on leur a donné envie d’en refaire », se réjouit Valentine. « On a eu l’impression que tout ce qu’on a ressenti a été vécu par toutes et que nous pouvons enfin porter ce projet. Nous voulons que les étudiantes en plein cursus et celles à venir puissent se dire qu’il existe des femmes photographes qui parviennent à réaliser des choses aussi ‘badass’ que les hommes », témoigne Natalie. Se donner des ailes. Rêver…

D’autre part, l’enthousiasme et l’euphorie du projet ne semblent pas avoir séduit le corps enseignant du 75. Natalie, Anna et Valentine ont simplement reçu un message formel de leur directeur, bien qu’une de leurs professeurs ait pris part au projet, en connaissance de cause. Un silence radio qui laisse le trio féminin… sans voix. « J’ai l’impression qu’il y a un malaise » , se confie Valentine. « L’école est centrale dans notre initiative mais, ici, elle ne donne aucun signe. Pourtant nos professeurs nous encouragent à nous démarcher, à parler de nos projets, en faire des expositions, etc. », se désole Anna qui pointe l’accompagnement pédagogique que f/75 peut apporter : faire découvrir la photographie et les débouchés qu’elle propose et ainsi accompagner les étudiantes du 75 dans leur choix d’étude.

La photographie comme lieu de rencontre

Autre but de la page Instagram : rassembler, créer des rencontres. « La photo, c’est un milieu très solitaire, une fois diplômée, on se retrouve avec ses photos et on ne les montre plus à personne. Il faut que chacun se crée un réseau pour présenter son travail et avoir un regard critique dessus » , avance Natalie. À l’instar d’une matrice communautaire, f/75 vient créer du soutien entre les photographes, qui se sentent épaulées, loin de la concurrence qui peut exister sur les bancs de l’école et dans la vraie vie.

D’ici septembre, le trio féminin compte mettre en avant les livres d’alumnis du 75 pour leur permettre de vendre leurs exemplaires restants. Quel avenir ? Dans un futur idéal et sans covid, les trois jeunes femmes rêvent d’exposer collectivement tout ce qu’elles ont partagé sur la page Instagram et de lancer une résidence artistique où les femmes artistes pourraient se rencontrer, créer des images ensemble et débattre.

Mais revenons à nos moutons. En quoi consiste la collaboration du f/75 et Karoo ? L’idée est de laisser la place aux photographes femmes, de permettre aux étudiantes du 75 d’écrire, d’expérimenter. Comment ? À travers une carte postale, format déjà exploité par Karoo , publiée sur karoo.me toutes les deux semaines. Il s’agit d’un texte très libre, adressé à un destinataire, fictif ou non, accompagné d’une image.

Le principe ? Les photographes du 75 choisissent une image inédite et écrivent un texte adressé à quelqu’un, dans cet esprit de la carte postale de Karoo. Le thème ? Le lieu de refuge. L’endroit où l’on a eu envie de se réfugier pendant la pandémie. « C’est un vaste sujet. Cela peut être les bras d’un proche, un village d’enfance, etc. » , explique Natalie. « Cela va nous permettre de repenser un moment différent, avec une rupture de ce qu’on a vécu et de photographier avec du recul. C’est bien d’avoir cette thématique de refuge après avoir eu cette période d’enfermement » , ajoute Anna.

Un projet ambitieux et 100% féminin. Vivement le premier hebdo estival Karoo, rendez-vous le 12 juillet !