critique &
création culturelle

Earwig

Un perce-oreille surréaliste

Habituée du cinéma d’art et d’essai, Lucile Hadžihalilović nous ravit et nous traumatise à la fois avec Earwig , un drame perceptif à la façon d’un conte néo-fantastique, se jouant entre personnages torturés et secrets dans une maison de campagne oubliée.

Earwig . La traduction littérale en français est « perce-oreille », ce petit insecte laid et courbe qui a mauvaise réputation. On dit qu’il s’immisce dans les oreilles, s’aventure au plus profond de votre cerveau, peut rendre fou. Earwig , en anglais, c’est aussi un surnom pour les personnes fourbes, manipulatrices, qui écoutent aux portes... et, surprise, c’est une oreille en gros plan qui ouvre le film ! Le spectateur est à présent voyeur et complice de ce conte néo-gothique subjuguant d’horreur lancinante.

Le festival Offscreen a présenté en inédit cette œuvre cryptique, production anglo-franco-belge de 2021, tournée en plein confinement, à la photographie intimiste et onirique évoquant l’Europe centrale d’après-guerre.

« On m’a dit que vous aimiez les cauchemars, en voici donc un pour vous. »

D’apparence paisible et naturellement impressionnante, Lucile Hadžihalilović , Française d’origine bosniaque, a une parcours fascinant dans le cinéma d’art contemporain : elle fut, pêle-mêle, monteuse, scénariste, actrice dans diverses formes de métrages (parfois collègue de son compagnon Gaspar Noé ), et ce depuis plus de 35 ans. Invitée au festival Offscreen qu’elle inaugure le 10 mars, elle nous présente Earwig de sa voix posée et douce : « On m’a dit que vous aimiez les cauchemars, en voici donc un pour vous. »

Lucile Hadžihalilović, discrète et intellectuelle, on la connaît surtout pour le saisissant Innocence qui lui valu en 2004 le cheval de bronze du meilleur film au festival du film international de Stockholm et un prix à San Sebastian. Ce long métrage dépeint la vie dans un internat isolé, où on enseigne à des jeunes filles d’étranges danses à exécuter dans la forêt et où elles se soumettent à des rites initiatiques inquiétants.

Cet univers propre à Hadžihalilović est encore plus pénétrant dans Earwig . Les thèmes de l’enfance, de la déformation physique, des rites de passage, des rêves, de l’enfermement, s’y retrouvent, via des indices placés çà et là, oscillant entre silences prolongés, fragments de réalité et cauchemars. En effet, « ce film est dans la tête d’une homme qui est perdu », assure la réalisatrice.

Il y a très peu de dialogues, l’image et l’ambiance suffisent à nous faire vivre une expérience sensorielle atypique. La photo mordorée enveloppe les personnages à la façon d’un daguerréotype obscur comme pour mieux les figer, les isoler dans cette maison farouche aux volets éternellement clos sur l’extérieur. L’exploitation anxiogène des sons, des bruits de la maison et de ses trois habitants (tic-tac quasi intrusif de l’horloge, cloches retentissant, craquements, souffles et déglutitions, cristal qui chante au contact de la main, etc.) viennent happer le public, désarçonné dans ce monde angoissant. La réalisatrice a voulu nous faire suivre le personnage principal, qui cherche sa voie au milieu d’un collage filmique cauchemardesque.

Mais finalement, quelle est donc l’histoire ? Il plane un flou manifeste autour du scénario (par Lucile Hadžihalilović et Geoff Cox), librement adapté du roman éponyme de Brian Catling (Coronet Books, 2019). On peut situer l’action dans les années 1950, dans un village qui pourrait aussi bien être anglais (la langue principale du film) que belge ou français. Albert (Paul Hilton), concierge visiblement mélancolique, s’occupe comme gardien de la petite Mia (Romane Hemelaers) à qui il pose chaque jour un appareil absurde rappelant un mors (des mandibules?), la dotant ainsi de dents faites de sa salive congelée qu’il recueille à l’aide de ce même appareil. Une très surprenante activité qui rythme des journées entrecoupées de repas solennels – où Mia peine à manger la soupe brunâtre qu’on lui cuisine – et des nuits sans sommeil où les deux locataires s’espionnent dans une maison lugubre (ex-hôpital psychiatrique/orphelinat).

« Un appareil absurde rappelant un mors... »

De fait, ce curieux projet de dentisterie ne sera jamais expliqué, sauf via les appels téléphoniques d‘un « maître » inquisiteur prenant des nouvelles de Mia (« est-elle prête ? et ses dents ? ») et contraignant Albert à la préparer « au monde extérieur ». Ce voyage au-dehors sera l’occasion pour le duo de croiser la tenancière de bar Celeste (Romola Garai) et Laurence (Alex Lawther), deux personnages dramatiquement rencontrés par Albert dans des circonstances certainement troubles (« sur le champ de bataille peut-être ? Ou avant, à l’orphelinat ? Non, peut-être après la guerre quand vous aviez une femme ? »).

Comme pour David Lynch ou Cronenberg, l’interprétation rationnelle de cette œuvre à mi-chemin entre drame psychologique et conte fantastique ne peut pas avoir lieu. Le cinéma sensuel et instinctif de Hadžihalilović inonde les rivages de l’esprit avec ce film sombre et subtil, à la patine raffinée qui ravira ses adeptes et chatouillera l’oreille de plus d’un.

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Earwig

Réalisé par Lucile Hadzihalilovic

Scénario de Geoff Cox et Lucile Hadzihalilovic

Avec Paul Hilton, Romola Garai, Alex Lawther

France, Royaume-Uni, Belgique, 2021

114 minutes

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