critique &
création culturelle

Écrire nos corps-mémoires

dans Viendra le temps du feu de Wendy Delorme

Viendra le temps du feu , dernier roman de l’autrice queer féministe Wendy Delorme , nous donne à lire un récit aux multiples facettes, une œuvre chorale entremêlant les témoignages de cinq personnages aux trajectoires parallèles et pourtant interconnectées.

Roman dystopique inspiré par Les Guérillère s de Monique Wittig, chacune de ces voix nous raconte implicitement une manière de résister à l’autoritarisme d’une société construite sur et par la peur dans monde dévasté par le nouveau régime climatique. Ces cinq voix, ce sont celles de Eve, Louise, Rosa, Raphaël et Grâce. Ces voix, ce sont des noms mais aussi et surtout des mouvements de vies témoignant en faveur d’un ailleurs jamais oublié, continuant à faire exister dans leurs rêves, leurs imaginaires et leurs pensées d’autres temps, à la fois passés et futurs, permettant de toujours alimenter le feu du dedans et de garder la force et le désir de résister.

Viendra le temps du feu prend place dans un temps proche du nôtre, où les effets du nouveau régime climatique ont déjà eu lieu et forment déjà la trame du présent, où les catastrophes et l’immobilisme des politiques ont entraîné de grandes vagues de désespoir, et décimé une grande partie de la population. Le temps du récit arrive après l’effondrement, nous apprenons, bribes par bribes, l'enchaînement d’évènements ayant mené au monde qui nous est présenté à cet endroit. Sorte de parabole de notre société, ce fil historique d'événements contient par ailleurs de nombreux faits proches ou directement tirés de notre actualité. Les cinq personnages au travers duquel ce monde nous est donné à voir ont comme point commun de vivre à l’intérieur d’une société étouffant tout ce qui peut faire la singularité d’une trajectoire existentielle, rejetant la différence et excluant l'opposition. Une société sans alternative, sans autre choix que d’évoluer à l’aune de l’hégémonie idéologique imposée à toustes. Contrastant avec celle-ci, ces voix détonnent, se racontent et nous racontent ce monde depuis des âges, des temps et des perspectives différentes.

Tracer, inscrire, écrire : résister

« Elles disent, que celles qui revendiquent un langage nouveau apprennent d’abord la violence. Elles disent, que celles qui veulent transformer le monde s’emparent avant tout des fusils. Elles disent qu’elles partent de zéro. Elles disent que c’est un monde nouveau qui commence. »

Cette citation, extraite à la fois des Guérillères mais aussi du récit de Louise, exprime la double perspective narrative mise en jeu par ce roman. Si nous qui tenons ce livre lisons les témoignages écrits de ses personnages, nous pouvons également lire, entre les lignes et en prêtant attention seulement, le geste de l’autrice disséminé dans et entre chacun d’eux. Car il y a dans le creux et les reliefs de ces lignes, entre les mots et la fiction, quelque chose qui nous est donné à voir, à lire et à sentir et qui redouble l’importance du geste d’écriture exprimé au sein même du récit. Il y a l’écriture, comme acte politique, comme acte de résistance, parce qu’il y a la compréhension de la matérialité du langage et des conséquences de ses effets.

À l’origine de cette société où toustes se trouvent, il y a le Pacte national érigé par les Autres . Ce pacte est, là encore, une référence à Monique Wittig pour qui le pacte primordial entre les êtres, c’est le langage. Et dans le livre, le pacte est voulu et instauré par Les Autres , entité nominative, signifiante et écrasante du fait de la réalité qu’elle promeut et entend saturer. Les Autres sont les dominants, les institutions, l’autorité, ceux qui ayant le pouvoir ont décidé de l’exercer sur l’ensemble des vies et des corps préalablement assujettis. Et précisément, le Pacte national du récit transforme les mots et la manière de nommer le monde, ses êtres, ses choses et les évènements qui le constituent. Le Pacte brûle les livres de l’ancien monde et la mémoire pour annihiler toutes formes de contestation, d’alternatives à la voix du pouvoir et de l’autorité. Cette torsion du langage et de la mémoire en faveur de l’oubli tend à réduire le monde à une seule et unique dimension, supprimant l’altérité et toutes formes de dissidence. C’est pourquoi écrire est, pour chacune des voix que nous suivons, un acte de résistance, une façon de cultiver le possible en dedans et en dehors de soi. Pour certains d’entre elleux, continuer d’apprendre en secret les mots de ce qui est alors devenu une langue morte se donne comme un acte de survie nécessaire, comme le mot librairie pour Raphaël écrivant à sa mère : « Par ce mot j’ai compris tout ce dont on nous prive. Ce qui n’a pas de nom est réduit au silence, et nommer rend visible, avère une existence. »

Pour Wendy Delorme , l’acte d’écrire implique de distinguer, d’opérer une sélection à même le réel puisque tout ne peut pas être transmis, transposé dans la langue. L’écriture, le langage, la parole manquent toujours une part de ce qui est vécu, nous oblige à définir un ordre là où il n’y avait initialement qu’un bloc d’expériences sensibles, affectives, perceptives, ou autres. La réalité du langage le donne donc à la fois comme partiel mais aussi comme nécessaire, parce que porteur de mémoires, de connexions à la fois actuelles mais aussi encore à réaliser, de réalité à faire exister. Si Wendy Delorme indique avoir écrit ce récit pour « ses sœurs », l’important est d’entendre qu’il ne s’agit pas uniquement de filiation familiale mais bien plutôt d’alliances . Par sœurs, il s’agit d’entendre : pour les personnes partageant ensemble des communautés d’affects , partageant ensemble la réalité de vécus minoritaires.

Dans leur ouvrage Mille Plateaux, les philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari nous disent : « Écrire n’a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir . »1 L’acte d’écriture que nous propose l’autrice et les cinq voix rencontrées dans ce feu à venir est tout à la fois traces, inscriptions, lignes, mémoires, résistance collective et devenir. Écrire , pour faire exister la multiplicité de nos expériences mineures face à l’histoire majeure que véhicule les logiques du pouvoir. Écrire, pour exorciser l’angoisse, pour cultiver l'altérité, la différence, la singularité, pour donner de l’importance à toutes ces vies prenant corps dans les marges des modèles dominants posés comme seule réalité envisageable. Écrire, pour convoquer l’imaginaire d’autres horizons possibles, caractérisés par leurs ouvertures et leur prise en considération de l’altérité. La poésie de Wendy Delorme tient aussi à cela, à ce qu’elle nous propose et nous expose implicitement, à ce que l’on devine, à ces déplacements de l’attention qui nous permettent de saisir autrement. Et si ça passe par le corps, c’est précisément parce que c’est aux corps que l’on demande de se tenir, de procréer, de ne pas faire de mouvement brusque, de travailler, de contribuer, de s’oublier, de perdre leur capacité à penser, à choisir, à désirer. Écrire , pour faire parler les corps qui vivent, qui se souviennent et se remémorent , pour faire exister, pour se rappeler l’histoire des gestes qui façonnent nos quotidiens partagés. Écrire pour tracer des figures, des motifs affectifs, pour tenter de comprendre, de partager et de transmettre. Écrire , pour inscrire ou disons peut-être, pour laisser une empreinte .

Nos corps-mémoires

Tracer une ligne, une courbe, dans l’air, dans le sable ou sur une feuille, inscrire un chemin, creuser un sillon, graver quelques mots sur un arbre ou dessiner les traits d’un visage sont autant de gestes évoqués par chacune de ces voix que nous lisons. Raconter ces gestes, raconter le quotidien, imaginer ou bien se remémorer sonne chaque fois comme une manière particulière de résister à l’oubli qui guette. Parce que dans ce monde où iels habitent, rien n’est fait, d’un point de vue collectif, pour que cette mémoire puisse se maintenir. L’importance donnée au geste d’écriture tient alors précisément au fait qu’il permet de faire exister des bouts de mondes autres , à la fois singuliers, partagés, actuels et virtuels. Les nommer, les inscrire, pour les amener ou les garder au niveau de la surface tangible de tout ce qui existe. Pour que ça existe.

Chacune des figures de Viendra le temps du feu expérimente ainsi l’écriture d’une façon qui lui est propre, pour répondre à un besoin singulier. Dans ces écrits, se glissent différentes sortes d’attention comme se souvenir, cultiver le secret, raconter, veiller, témoigner, célébrer. Et si les mots ont le pouvoir de faire exister, de faire advenir l’implicite contenu au milieu ou dans les interstices du réel et de ses strates, les différents types d’empreintes évoquées plus haut partagent également ce pouvoir, celui de convoquer l’ailleurs . C’est ainsi que le récit s’ouvre sur ces mots de Eve écrivant : « Je leur laisse croire que nous sommes faits pareils, quand la mémoire de ma peau conte une tout autre histoire. » Plus loin, elle écrit  aussi : « Cette heure-là m’est précieuse, elle m’appartient. Commence mon rituel. J’ouvre le cahier dans lequel j’écris, et avec lui le monde où se déploient tous mes souvenirs du passé (...) La mémoire de mes sœurs, et celle d’un amour qui ne peut s’oublier. » Louise nous dira également : « Ce que je comprends là, dans ces pages anonymes que je lis en secret, sans toujours bien saisir ce qui y est décrit, c’est que les livres parlent du monde tel qu’il était avant que je sois née, ou tel qu’il est ailleurs que là où nous vivons. » Ici, faire mémoire devient synonyme de résister. Précisément parce que « ce qui n’a pas de mot tombe vite dans l’oubli . »2

Évoquer, convoquer ou faire exister permet à d’autres mondes de prendre corps en parallèle ou en diagonale de celui que Les Autres leurs imposent. Garder en soi le désir et sa puissance, pour faire acte de résistance face à ce que ces Autres leurs demandent de faire et de penser. Cet ailleurs souvent mentionné, différent pour chacun·e d’elleux, cherche à élargir les frontières de l’existant, c’est-à-dire ce dont on peut faire l’expérience. L’ailleurs convoque souvent la dimension intensive de l’existence, dimension dont les règles et la logique diffèrent de celles voulues par le temps linéaire, ordonné et quantitatif du rythme normé. Le monde de l’intensité ne connaît pas la distance, ni spatiale ni temporelle, c’est un monde d’affects, d’effets, de puissances d’agir et de pâtir, où pâtir signifie ici « capacité à se laisser affecter », possibilité d’éprouver l’autre et la météorologie de ses évènements. Et pour reprendre quelques mots de Fernand Deligny, il serait possible d’ajouter qu’il n’y a « nul besoin de vouloir pour agir. Bien au contraire : il suffit de vouloir pour que disparaisse la constellation qui suscite l’agir, un peu de la même manière que la lumière du soleil fait disparaître les étoiles. » Car le vouloir appartient à cette norme qui brise le mouvement et sa fluidité. Cultiver le monde qui s’éprouve, pour parvenir à laisser naître en soi le désir de nouvelles pistes d'expériences à explorer.

Il y a ces mondes que l’on voudrait voir advenir mais aussi ceux qui existent et dont on ne peut se défaire parce que les nommer est rendu impossible. Les marques évoquées peuvent ainsi être le souvenir d’un geste accompli chaque matin par une personne aimée et qui n’est plus, l’empreinte d’un contact sur une peau qui se souvient, ou encore une vision d’horreur face au sort que réserve le Pacte aux étrangers arrivant au niveau des frontières du territoire. Les marques sont des empreintes et l'empreinte transforme, selon des degrés d'intensité et des durées variables, le terrain ou milieu à l’intérieur duquel le tracé a lieu. La trace transforme le paysage de nos souvenirs, de nos désirs, de nos corps. Elle va, si cette trajectoire ouverte se maintient et se répète à travers le temps, orienter à la fois le mouvement des corps et celui de l’attention. Nos corps, porteurs d’histoires et de mémoires.

« Les histoires qu’on raconte sont nécessaires à l’âme comme l’eau l’est à la terre pour que les plantes fleurissent. Nos âmes s’étiolaient si nous ne prenions soin d’écrire, de chanter, de dire des histoires. C’est pourquoi nous avions chacune écrit la nôtre, et que nous les gardions dans la grande galerie » (Grâce).

Les histoires que l’on met en mots sont aussi les histoires qui nous font et nous façonnent, elles sont issues de l’expérience sensible. Suivre le fil du tracé, de nos corps témoins à nos corps mémoires, pour réussir à tisser la trame d’une histoire où l’individuel convoque aussi le collectif. Pour permettre aux signaux de devenir signes, de se traduire en passant d’un médium ou d’une épaisseur d’être à une autre, et cela, afin de se partager, de s’amplifier, de retentir.

Viendra le temps du feu

Wendy Delorme
Cambourakis, 2021
200 pages