Edwin A. Abbott
Flatland reparaît grâce aux éditions Zones sensibles sous la forme d’un livre-objet étonnant. Confection, couverture et maquette servent formidablement ce texte classique du monde anglo-saxon, peu connu en français. En 1884, Edwin A. Abbott, du genre austère qui se marre, y revisitait le mythe de la caverne à travers la géométrie euclidienne.
D’abord il y a le livre, l’objet pris en main. La couverture intrigue, d’un noir mat duquel se détachent quelques formes et le titre, légers reliefs glacés. Elle déclenche d’emblée une première impatience joyeusement ludique : chacune de ces petites pièces, une fois la lecture achevée, pourra presque se détacher, afin d’être relevée et d’offrir alors plus qu’une couverture, un paysage. Magique. Puis on feuillette rapidement ses pages et voilà qu’elles dessinent à leur tour des formes géométriques, le texte s’organisant en ronds, en carrés, en polygones divers et variés, proposant même la lecture de biais d’un long chapitre. On s’impatiente, on se hâte d’entrer dans le texte… ou pas.
Car figurez-vous que de mon côté, tout émoustillé par cet objet aussi intrigant qu’élégant, je l’ai longtemps laissé traîner sur mon bureau, puis sur la table du salon, enfin sur la table de nuit. C’est qu’une aussi belle chose, si bien ficelée, on se dit qu’on aurait presque tout à perdre à la consommer — pensez, on s’en apercevra bientôt, même le fil de la reliure apparaissant au cœur de chaque cahier se décline en trois couleurs.
Et puis l’on s’y plonge, par surprise, on se fait « aussi plat qu’une crêpe » pour s’y glisser, comme le suggère Ray Bradbrury en préambule. Et le jeu, alors, prend vie : chaque page est l’occasion de jouer du texte pour en exprimer une forme à travers la mise en page, hardie en diable, mais également grâce aux détails infinis de composition, de ponctuation, de lettrage et de couleurs. Mais on y trouve aussi, bien entendu, les dessins de l’auteur travaillés, comme ce qu’il écrit, en cohérence avec la présente maquette. Une parenthèse : éditeur et maquettiste ne font ici qu’un, à découvrir absolument via le site des éditions Zones sensibles. Retour à l’orgasme de l’amateur, dont les yeux dévorent alors les pages, gourmand, impatient, dévorant le texte pour découvrir au fil des pages l’inventivité de la mise en forme.
Et c’est peut-être ici que le bât blesse… Le texte en lui-même oscille entre la farce austère et le pamphlet métaphorique. On hésite entre un traité pédagogique de géométrie ou une satire sociale, une dissertation de philo ou une étude de mœurs. Suivant les aventures d’un carré vivant en un « plat-pays », découvrant avec lui d’abord l’existence d’un « pays-ligne » puis d’un « pays-espace », nous voici plongés dans autant de profondes réflexions sur les limites de notre entendement ou les affres, dont certaines sont intemporelles, de la société victorienne finissante. C’est alerte, audacieux, et même souvent très intelligent. Mais il faut bien l’avouer, un peu aride quand même. Edwin A. Abbott ne possède ni l’enthousiasme contagieux et la force de conviction d’un Swift avant lui, ni la verve fantaisiste et l’imagination d’un Lewis Carroll à son époque. On excusera les références britonnes trop évidentes, mais ce sont bien celles qui viennent au plus vite à l’esprit moyennement cultivé.
Cela dit, reconnaissons mille fois l’inventivité de l’auteur et la certitude qu’on aurait adoré ce texte si seulement on n’avait pas déjà, hélas, le bulbe à moitié blet. Et puis ne tempérons pas le plaisir énorme distillé par cette lecture, soutenu par la richesse et la créativité de la mise en page, certes, mais celle-ci n’aurait pas lieu d’être hormis ce texte singulièrement original. On se surprend à lire comme on jouerait une partie à trois : l’auteur, le metteur en page et le lecteur réunis. Et chose trop rare, un metteur en page qui en soit un comme on le dit d’un metteur en scène. Grâce à lui, pas un instant l’attention n’est distraite de la progression du texte. On traverse ainsi en beauté (comment le dire autrement ?) les points, les lignes, les plans, les espaces et qui sait, sans qu’on s’en soit aperçu, les dimensions supplémentaires de Flatland .
Une dimension supplémentaire dont, justement, semble dotée cette magnifique réédition. Elle est désormais indispensable à ses lecteurs francophones, mais également à tous les amoureux du livre en papier.
Cet article est précédemment paru dans la revue Indications n o 396.