Une violente entrée en la matière. Un chat. Un symbole. Le spectateur est ainsi invité à regarder au travers d’un filtre, celui du mystère, et de suivre l’étrange majesté de Elle .
Un truc a d’abord cloché. D’une ouverture malsaine et fascinante, j’ai débarqué dans une atmosphère et un ton qui m’ont semblé proches des mauvais
thrillerstélévisuels du dimanche. Une bande originale classique, sans prise de risque, se mélange à un choix d’acteurs secondaires qui, selon moi, fonctionnerait très bien dans une mauvaise série policière française. Ce choix est autrement dit loin d’être remarquable, mais s’explique peut-être par la maîtrise lacunaire qu’à Paul Verhoeven de la langue française, éloigné de ses finesses. La direction d’acteur en a d’ailleurs elle aussi subi les conséquences.
Mais au fur et à mesure, l’histoire se construit, dans le silence, la lenteur et le malaise. Les détails qui dérangent s’oublient peu à peu, se mélangeant savamment au ton névrotique du récit.
Que dire encore d’Isabelle Huppert, dont on a déjà beaucoup parlé ailleurs ; elle qui a cette capacité incroyable de cristalliser toute l’intrigue. Elle parvient à gonfler, grâce à son charisme, sa beauté glacée et sa maîtrise, la présence des autres personnages.
Captive d’une relation inavouable et insensée, elle nous invite à s’y laisser prendre nous aussi, mais de manière insidieuse : Michèle [1] concentre l’érotisme du mystère qui constitue la fil rouge du récit. Impossible de s’en détacher, elle fascine et subjugue. Et toute la construction cinématographique autour d’elle favorise cette attirance ; la majorité des plans qui la met en scène avec un autre personnage joue sur la distance entre leur corps. Dans une conversation par exemple, Michèle apparaît souvent plus proche de son interlocuteur que celui-ci ne l’est d’elle. Cette méthode, couplée à des plans poitrine, participe à une sorte d’érotisme permanent.
Elle nous obsède et nous domine, comme elle domine les autres. Elle garde en elle cette Michèle médiatique, fille d’un tueur en série qui, petite, a été immortalisée dans une posture machiavélique, alors qu’elle venait d’aider son père à finir son sale boulot. La Michèle d’aujourd’hui maîtrise celle d’hier, mais celle d’hier, qui a glacé le sang de plus d’un téléspectateur, a encore les moyens de se faire entendre. Et elle reprend tout doucement le dessus.
Le jeu d’Huppert crée lui aussi quelque chose d’intriguant. Incertain, il invoque des réactions inappropriées et inattendues qui tiennent plutôt de l’erreur que de la maîtrise. Mais ça fonctionne avec l’ensemble, qui baigne dans une névrose sexuelle et sociale constante. Il y a ses silences aussi, laissés à certains moments cruciaux, qui participent à cet état de stress et de panique permanent.
Nous participons donc à l’élaboration d’une réalité parallèle, dans laquelle chaque chose vacille et ne se résout pas. Comme le chat, nous avons été contraints, bien malgré nous, d’observer les mystères du fantasme, et, comme le chat, avons été invités à le faire avec curiosité et tranquillité. Elle est fascinant, parce qu’elle prend le pouvoir. Elle génère des impressions nouvelles, des états mystérieux qui n’ont rien de sexuel, mais qui dérangent et qui déstabilisent.
[1] Son personnage.