Everything Everywhere All at Once
Joy Division
Ou, comme disent les Québécois « Tout, partout, tout à la fois ». Soit l’expérience cinesthésique suprême suivant certains, le trop plein de tout pour d’autres. La dernière œuvre des Daniels, comme s’auto-nomme le duo de réalisateurs Daniel Kwan et Daniel Scheinert, ne laisse pas indifférent, en en mettant plein la vue, y compris des larmes.
Présenté comme « a hilarious and big-hearted sci-fi action adventure about an exhausted Chinese American woman (Michelle Yeoh) who can't seem to finish her taxes » par sa maison de production , A24, qui sort ici de son créneau auteuriste pour proposer un film d’action rococo familial, le deuxième long métrage du duo de réalisateurs de clips vidéos, Daniel Kwan et Daniel Scheinert, propose une plongée déjantée dans la théorie multivers, loin des clichés intellos ou de super-héros.
Leur personnage principal en est déjà à mille lieux : Evelyn Wang (Michelle Yeoh) est une immigrante chinoise de la première génération, gérant à bout de bras une laverie automatique aux États-Unis où elle a suivi son mari, gentil et inutile rêveur, Waymond (Ke Huy Quan). Elle gère les clients, les commandes, les réparations, le ménage, sa fille lesbienne, Joy (Stephanie Hsu), son père acâriatre et les taxes, donc. Puisque l’administration fiscale lui tombe dessus par l’intermédiaire d’une contrôleuse harpie (merveilleuse Jamie Lee Curtis), convaincue d’une série de fraudes aux frais professionnels.
Déjà en over surcharge mentale, Evelyn doit en plus gérer l’arrivée dans sa vie d’Alpha Waymond, une version améliorée (plus « virile » et visiblement futuriste) de son mari, débarqué d’un univers parallèle, à la recherche de celle qui pourra sauver tous les univers de la terrible Jobu Tupaki, qui sème le chaos dans tous les univers pour on ne sait quelle raison, et dont le signe de ralliement est un bagel noir. Voilà voilà.
Et voilà Evelyn propulsée dans une série d’univers habités par d’autres Evelyn, autant de versions d’elle-même créées par chacun de ses choix. Voilà encore Evelyn confrontée à ce qu’aurait pu être sa vie si elle n’avait pas suivi son mari, si elle était devenue une star de cinéma, si… Voilà enfin Evelyn confrontée à elle-même.
Comme dans leur premier long métrage de fiction , Swiss Army Man , également primé au Sundance film festival, les Daniels mettent en scène un délire absolu, qu’ils n’hésitent pas à pousser au bout de leur imaginaire ahurissant. Swiss Army Man explorait la rencontre entre un homme suicidaire (Paul Dano) et un cadavre (Daniel Radcliffe), et la prolongeait dans une expédition absurde de ces deux corps en sursis . Everything Everywhere All at Once prend les atours d’une superproduction hollywoodienne et adopte les codes du film de science-fiction sauce multivers, en y injectant de l’humour absurde (mention spéciale pour l’univers où les gens ont des saucisses à la place des doigts), du kung-fu et de la quête identitaire, le tout emballé dans une débauche d’effets visuels, forcément léchés et d’une fluidité maîtrisée (les scènes avec Jobu Tupaki sont souvent hallucinantes).
Film déjanté, au rythme effréné, aux références et clins d’œil nombreux, à la dialectique propre, échappant à toute classification , Everything Everywhere All at Once étonne et détonne à chaque seconde , tant les trouvailles de ses deux auteurs (co-scénaristes et co-réalisateurs) sont surprenantes et kaléidoscopiques. Il a le mérite en outre d’avoir pour personnage principal une quinquagénaire chinoise immigrée au pays de l’Oncle Sam, gérante d’une laverie automatique au bord de la faillite et empesée dans son quotidien, interprétée par l’impeccable Michelle Yeoh. Une épouse fatiguée de l’inconséquence de son mari. Une fille déçue de la dureté de son père. Une mère n’assumant pas totalement l’homosexualité de sa fille. Une mère, pourtant. Dont l’épopée, puisque c’est bien elle notre super-héroïne, est en réalité irriguée d’un amour sans borne pour sa fille, dont le bonheur importe plus que tout. Joy, qui, malgré son nom, n’est pas très joyeuse, incarne ici le côté plus sombre du film, une noirceur déjà abordée par le premier long métrage du duo infernal, toujours traitée avec un humour étonnant malgré le sous-texte dépressif, voire suicidaire.
Étonnant restera le maître mot de cette proposition cinématographique totale, au bout de laquelle ses auteurs n’ont pas craint d’aller, poussant l’absurde à son apogée, sans faire dans la dentelle, mais avec une créativité impressionnante. Passé outre l’humour potache parfois rebutant, ce film indépendant qui épouse les codes du blockbuster hollywoodien n’en demeure pas moins une expérience scopique à part entière qui a le mérite d’exister dans le paysage souvent peu inspiré des super productions hollywoodiennes de science-fiction. Le film a d’ailleurs fait un carton outre-Atlantique.