Feu d’art y fissent
Siham Najmi a rencontré France Bastoen au Théâtre le Public, où se joue en ce moment Tristesse animal noir , une pièce écrite par Anja Hilling. Attention, expérience foisonnante garantie (comme le spectacle)…
Ça y est, le grand incendie
Y’a l’feu partout, emergency
[…]
Hommage à l’art tectonique
Un techno-piquenique sur la terre éventrée
Mais la faille est creusée, atomisée
Claudia Schiffer dit qu’elle a même pas peur
Et tout le monde applaudit à la télé
Ressaisis-toi, ressaisis-toi
[…]
C’est l’incendie, le grand incendie
C’est l’incendie, le grand incendie
C’est l’incendie, le grand incendie
C’est le raz-de-marée
Les rats peuvent plus se marrer
S’enfuir s’cacher
Dans une planque s’enterrer
La marge est infime
Au bord de l’abîme
Implosion, explosion, mort aux cons riment
Crapules, salauds
Bourgeois, blaireaux
Chacun pour soi, ça détale dès qu’on a eu le déclic
Wanadoo
Do wap a doo
I wanna, I wanna, wanna go with you
(extrait du Grand Incendie , Noir Désir)
C’est plutôt Elvis que Cantat qui est convoqué dans la pièce d’Anja Hilling, Tristesse animal noir . Avec Always on my Mind en toile de fond, le drame incandescent de l’autrice allemande se noue sur les planches du Public dans un bois touffu tout flamme, d’où s’extirpent comme ils peuvent six personnages et demi.
La chanson de Noir Désir n’en reste pas moins un très bon résumé de ce que vous y verrez. Soit le déjeuner sur l’herbe de trois couples et un couffin, sortie cynico-bobo au parfum de soufre dès le début. Vacuité de leurs existences satisfaites et superficielles, qui dans l’art, qui dans le mannequinat, qui je ne sais plus.
Petites phrases assassines sifflées entre des lèvres ironiques, relations distendues et déjà si peu d’humanité et de lien avec la nature qu’ils détruisent. Après « la Fête » vient « le Feu ». Après « le Feu » vient « la Ville ». Trois temps dans l’écriture d’Hilling, ciselée, fulgurante, rythmée, moderne. Après les dialogues au cordeau, les descriptions infinies de l’incendie dans une deuxième partie époustouflante qui fait réciter aux comédiens des monologues sur eux – sur eux mais à la troisième personne du singulier – décrire ce qu’ils ressentent, le cauchemar, encore et encore, pour que l’horreur soit totale. La descente aux enfers ne cesse pas de retourner à la ville, elle s’y noircit.
Alors, le désespoir est roi. Et Miranda (Nargis Benamor), Paul (Laurent Capelluto), Jennifer (France Bastoen), Flynn (Julien Lemonnier), Martin (Serge Demoulin) et Oskar (Itsik Elbaz) se consument une dernière fois dans un final spectaculaire.
Lorsque Siham Najmi retrouve France Bastoen à l’entrée du Public, quelques minutes à peine après la représentation, l’interprète de Jennifer est en discussion avec une amie qui lui fait part de la grande impression laissée par cette dernière scène, véritable feu, d’artifices cette fois. Il était facile de rebondir dessus et d’interroger la comédienne sur cette prestation. Elle s’y est prêtée très volontiers, à 22 h 30, après avoir joué deux heures, et avec bonne humeur. Elle a répondu de sa belle voix grave, qui lui fait doubler les femmes noires, avec une gentillesse exquise.
Retour donc sur Tristesse et l’image de fin à l’impression tenace…
France Bastoen : Justement, tu utilises le terme image. Il y a quelque chose qui n’est sans doute pas lâché du côté des comédiens. C’est une image qui passe davantage par une retenue. Je pense que c’est l’ensemble qui provoque une émotion chez le spectateur. C’est vrai que dans la pièce, on a eu des moments qui nous ont mis dans un plus grand état émotionnel personnel. Mais bon, au théâtre, ce n’est pas nécessairement les moments où l’acteur est lui-même dans l’émotion que le public va ressentir la plus grande émotion. Et c’est vraiment toujours quelque chose de très étrange…
C’est vrai que là vous êtes chacun dans votre box , vous ne faites pas attention à ce que font les autres dans leur vitrine…
FB : Mais on le sait !
Ce qui fonctionne finalement, et qui est un peu putassier aussi, c’est la musique qui prend aux tripes, l’éclairage et…
FB : On est pris aussi de l’intérieur. Mais ça ne demande pas tout à coup un effort. Il y a d’autres moments dans la pièce qui sont plus éprouvants pour l’acteur.
C’est assez total comme pièce, je veux dire dans l’éventail des palettes, c’est comme s’il fallait un peu tout faire en termes de performance, on est dans le physique, on est beaucoup dans le monologue… et vous êtes tous assez excellents, il y a une diction très maîtrisée, c’est un plaisir aussi quand on va au théâtre de pouvoir apprécier de vrais comédiens, on sent qu’il y a du métier…
FB : Ce sont des quarantenaires dans l’histoire, donc on a un peu de bouteille depuis le Conservatoire… Ça vaut évidemment aussi pour les comédiens plus jeunes, et le musicien, François Delvoye, qui n’est pas acteur.
C’est une idée du metteur en scène ?
FB : Oui, pour prendre le relais des didascalies. Par rapport à ce que tu dis sur la performance, on n’a pas du tout pensé en termes de performance mais il y a quelque chose dans l’écriture qui oblige à penser sous différentes formes. Il y a cette première partie qui est un peu du théâtre bourgeois, comédie anglaise, un peu plus cinéma.
Oui, parce que les dialogues fusent.
FB : Il y a une espèce de « réalisme » mais c’est d’emblée contrecarré par l’espace blanc (scénographie de Renata Gorka), ce qui annonce qu’on ne sera pas dans du réalisme, mais quasi dans une réflexion sur la forme (comment peut-on parler de cela ?) et même sur le rôle de l’art (peut-il nous sauver ?). Dès le départ, on sent que c’est une réflexion sur l’art, sur l’art contemporain. Puis il y a la deuxième partie qui est carrément un poème lyrique. Avec cette particularité dans la manière dont il est écrit qu’il n’est pas distribué. Donc le metteur en scène a dû décider qui dit quoi. Il a pris le parti de désigner celui qui raconte par ce qu’il raconte. Jennifer raconte ce qui arrive à Jennifer. C’est un choix que d’autres metteurs en scène auraient fait facilement aussi mais on pourrait faire autrement. Bref, c’est une espèce de grand poème lyrique qui demande un souffle tragique. Et puis dans la dernière partie, on est dans du théâtre contemporain un peu plus poétique. C’est pour cela que vous avez l’impression de beaucoup de choses parce que déjà l’écriture l’induit.
Je crois qu’on sent aussi que c’est une dramaturge qui a un peu de bouteille, elle sait ce qu’elle fait, rien n’est innocent.
FB : Moi, je pense qu’elle pose carrément un défi aux gens de théâtre, notamment dans cette deuxième partie. Je parlais de poème lyrique mais il y a aussi énormément de romanesque, avec ce sens du détail, comme on pourrait lire des grandes descriptions en littérature.
Ça doit être très difficile à porter. Ce sont quand même de longs monologues, très écrits, très descriptifs de l’état intérieur des personnages… Pour reprendre le terme de performance d’acteur, cela doit être très intéressant de produire un discours assez long et important qui demande beaucoup de variations et qui renvoie au personnage qu’on est censé interpréter.
FB : On s’est demandé comment faire… Il faut plonger, on doit vraiment se dire il y a une urgence – non pas de revivre ce qui a pu se passer parce que je pense qu’il est de toute façon impossible de se mettre dans cet état réel – mais une urgence de raconter. Pour chacun, c’est différent, puisqu’il y en a qui vivent l’histoire comme quelque chose salvateur, il y en a un qui raconte qu’il a ressenti le calme, puis un autre qui éprouve de la culpabilité jusqu’à la fin parce qu’il n’a pas sauvé la bonne personne… Moi, je pense à la survie, à quelque chose d’assez droit, et je craque vraiment à la fin. On a donc chacun un parcours assez différent et en même temps c’est éminemment collectif.
J’ai l’impression que c’est surtout collectif au début et que ça se délite de manière particulière. Au début, c’est un ping-pong de dialogues, des chassés-croisés qui jouent très fort sur le cynisme, la mauvaiseté. Non seulement ce doit être très jouissif à jouer mais, pour le spectateur, il y a aussi du plaisir. D’ailleurs, c’est à ce moment là qu’il y a le plus de rires dans la salle. Et puis, après, c’est l’autoroute : vous êtes là, vous avez votre texte, il n’y a pas beaucoup d’interaction avec les autres, mais elles sont dites à la limite.
FB : En fait, on est tous dans la catastrophe mais on a tous vécu ça différemment.
Du coup, c’est pas mal de faire le choix que chacun d’entre vous dise ce qu’il vit à la troisième personne du singulier, puisque tu me dis que ce n’était pas indiqué. Et puis, il y a ce musicien aussi qui assure les didascalies au début.
FB : Ça, c’est vraiment un choix du metteur en scène de garder la didascalie parce que tout ce qu’on raconte, ce n’est pas de la didascalie, ce n’est pas distribué, parfois c’est induit par les têtes de chapitre, parce que c’est quand même découpé. Bon, on en a coupé aussi pour une question de rythme. On en a gardé d’autres parce qu’on les trouvait belles et il y a évidemment en plus ce rapport à la musique.
Oui, c’est pas mal, ça ajoute quelque chose et pour vous ce doit être plus agréable sur scène d’être bercés par un élément extérieur.
FB : De la musique pop en plus.
Tu as fait les ateliers de la chanson… Est-ce qu’il y avait une volonté d’embrasser une carrière de chanteuse ou de musicienne ?
FB : Je dirais qu’il y avait un amour de la scène. Mon premier désir était d’être sur un plateau, ça aurait pu être pour chanter, danser, jouer. Et puis, les choses se sont davantage définies. Il y a eu cet intérêt pour les textes, aussi maintenant l’image avec les tournages. À un moment, tu fais des choix, il y a des opportunités qui se présentent à toi, tu prends des chemins… Je ne suis pas devenue chanteuse rock mais je crois qu’il y a un côté en moi qui aurait bien aimé et puis j’ai eu la chance de souvent chanter dans des spectacles. Le prochain, par exemple, c’est un hommage à Marilyn Monroe et je chante et je danse.
C’est un spectacle qui avait déjà été joué avant, non ?
FB : Oui, c’est une reprise. On l’avait déjà joué dans un grand espace et là on le fait dans une plus petite salle. Un désir de la metteuse en scène.
Et donc tu chantes des chansons de Marilyn ?
FB : Oui. Je crois que j’ai connu ses chansons avant de connaître ses films quand j’étais ado.
C’est rare.
FB : Je crois que j’avais un copain qui avait un disque. Et j’ai adoré sa voix. On s’extasie souvent sur sa beauté, sur son jeu, parce que c’était une belle actrice même si elle n’a pas toujours pu faire les rôles qu’elle voulait. Mais sa voix, c’est vraiment quelque chose qui me transporte.
Et le spectacle, c’est vraiment sur ses chansons ?
FB : Non, pas du tout, c’est vraiment une évocation, un voyage. On part de sa mort, du moment où elle est en train de partir. Tous ses souvenirs, ses rêves, reviennent, comme un petit fantôme qui s’évapore.
Alors l’idée vient de toi ?
FB : Eh bien, non. C’est la metteuse en scène avec qui je travaille souvent, Dominique Serron, qui avait envie de faire un solo, qui m’a parlé de ça… Je n’aurais jamais osé me dire : « Je vais faire un solo sur Marilyn. » Il y a des icônes comme ça auxquelles on n’ose pas toucher. Il fallait qu’on me le propose pour que je le fasse.
Et en même temps, le théâtre, plus que bien d’autres arts de la scène, permet d’avoir un décalage entre ce qu’on voit et ce qu’on est censé voir. Il y a moins de réalisme. C’est justement ce qui est drôle dans Tristesse animal noir : tu aurais pu mettre de longs cheveux bruns mais non, tu viens avec tes cheveux blonds et courts alors que la didascalie nous dit : « Jennifer a de longs cheveux bruns » ; et c’est ce qui fait rire la salle, c’est la beauté du théâtre. On s’abstrait totalement de l’apparence physique. Si on nous dit qu’elle est brune et qu’elle a de longs cheveux, on l’accepte. À l’inverse, rien n’empêcherait une comédienne brune de représenter Marilyn.
Mais que peut bien répondre France Bastoen à cette « question » ?
La deuxième partie de l’entretien, c’est par ici ,
ou tu cliques sur la flèche à gauche de ton écran.
N’hésitez pas à aller faire votre part du boulot au Public. La pièce d’Anja Hilling s’y joue jusqu’au 30 avril. Expérience foisonnante garantie.
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