Conversations avec Kafka de Gustav Janouch
Un livre un extrait (7)
Un livre, un extrait, un commentaire : Karoo vous propose un autre regard sur les livres ! Aujourd’hui : Gustav Janouch, Conversations avec Kafka paru aux Lettres Nouvelles/Maurice Nadeau en 1978 (texte français, introduction et notes de Bernard Lortholary).
« La littérature est toujours une expédition vers la vérité. » (Kafka, cité par Janouch)
À l’époque de mes premières visites à Kafka, je réagissais fréquemment à ses propos en lui demandant d’un air étonné : « Est-ce réellement vrai ? ». Dans les premiers temps, le Dr Kafka me répondait d’un bref signe de tête. Mais alors que je le connaissais depuis déjà longtemps et que je continuais à user de cette question stéréotypée pour exprimer mon étonnement et mon incrédulité, il me dit un jour : « Renoncez, je vous prie, à cette question. Cette seule phrase suffit, à chaque fois, pour me plonger dans l’embarras. Elle me fait constater mon impuissance. Le mensonge est en effet un art qui, comme tous les autres arts, exige toutes les énergies de l’homme. Il faut s’y consacrer totalement, il faut commencer par croire soi-même au mensonge, et ce n’est qu’ensuite qu’on peut s’en servir pour convaincre les autres. Le mensonge réclame l’ardeur de la passion. Mais ainsi il révèle plus qu’il ne dissimule. C’est ce que je ne puis pas me permettre. Aussi n’existe-t-il pour moi qu’une seule cachette : la vérité. »
L’homme mûr qui publie en 1951 — 1968 pour l’édition augmentée — l’exceptionnel livre de souvenirs intitulé Conversations avec Kafka a été présenté à l’auteur du Château en 1920, à l’âge de dix-sept ans, et l’a fréquenté jusqu’en 1922.
Son ouvrage donne à découvrir un Kafka plein de sollicitude et d’indulgence à l’égard du jeune homme maladroit et candide qu’il était. Au bureau de l’écrivain ou dans les rues de Prague, ils parlent politique, religion, philosophie, littérature — le plus librement du monde. Les formules de Kafka sont extraordinairement stimulantes, en particulier par ce que j’appellerais la précision de leur mystère .
Est-ce réellement vrai ? Pauvre et redondante, l’interrogation produit un effet paradoxal. La maladresse tenace de Janouch amène son interlocuteur à expliciter le malaise qu’elle provoque en lui. Kafka avoue sa perplexité, sa faiblesse, l’enveloppant aussitôt d’une belle ironie : il est impuissant, nous dit-il, mais impuissant à mentir, c’est-à-dire à croire pleinement à sa propre fiction pour ensuite conduire les autres à y croire.
C’est ici qu’intervient un nouveau retournement : l’intensité passionnelle du mensonge fait de celui-ci un révélateur de ce qu’il veut dissimuler. L’impuissance de Kafka est donc heureuse pour lui, qui cherche à se cacher. Se cacher, pour l’auteur de l’Amérique, ce sera dire — écrire, indéfiniment poursuivre — la vérité.1
Cette vérité insaisissable, invraisemblable (comme dirait l’autre), Kafka la recherchera dans une large mesure par le détour — (dé)voilement — de la fiction littéraire, sa cachette privilégiée.
En guise d’épilogue sidérant, notons un fait évoqué par Bernard Lortholary dans son introduction. Jamais Janouch ne lira l’œuvre posthume, autant dire l’essentiel de l’œuvre, de Kafka. Toujours il s’en tiendra à l’homme qu’il a connu. On comprend aisément à la lecture de ce formidable témoignage qu’il y avait là de quoi remplir une vie.