critique &
création culturelle

Harriet Tubman : Passeuse de l’ombre

La voix de la liberté

©Michel Boermans

Création originale, Harriet Tubman : Passeuse de l’ombre, nous plonge dans une rétrospective bouleversante de la vie d’une icône de l’esclavage outre-Atlantique. L’histoire de cette figure militante nous est racontée dans une mise en scène sobre et poétique par François Ebouele. Un hommage, un devoir de mémoire, une ode à la liberté proposés au Théâtre Océan Nord.

Peu connue en Europe, Harriet Tubman est une figure historique de l'abolition de l'esclavage et du mouvement des Droits Civiques aux États-Unis. Née sous le nom d’Araminta Ross en 1822, elle fut victime des violences et privations typiques de l’esclavage. Elle montre, dès son plus jeune âge, une combativité exceptionnelle et un désir ardent de liberté. Inutile de savoir lire ou écrire pour avoir du courage. Le sien est d’échapper à ses maîtres cruels pour se rendre en Pennsylvanie, l’un des premiers États où l'esclavage fut aboli. Le sens du devoir la pousse à libérer ses frères et sœurs restés dans les États du sud. Utilisation d’un « Chemin de fer clandestin » pour Afro-Américains, participation à la guerre de Sécession en tant qu’infirmière et espionne pour l’Union, libération de 700 esclaves en Caroline du Sud... La « Moïse » noire poursuit son double combat pour la dignité des Afro-Américains et celle des femmes. Elle trouve le repos à 91 ans. Son courage, son altruisme et sa détermination en font une icône de la liberté et de la justice.

François Ebouele signe la mise en scène d’un texte de Penda Diouf, auteure de pièces de théâtre. Ensemble, ils rendent hommage à une figure négligée de l’Histoire. Un minimalisme dans le décor, une économie dans les déplacements, des silences minutieusement chorégraphiés soulignent l’urgence du propos que porte la pièce. Sur scène, Harriet se présente à nous comme un esprit du passé. Elle est la mémoire vivante des millions de corps sculptés par la violence des esclavagistes du Sud. La traite négrière aux États-Unis fut l’expression du capitalisme dans sa phase industrielle. La description que nous en fait Harriet est écœurante. Les mariages d’esclaves sont programmés par leurs contremaîtres dans le but de produire toujours plus de main-d'œuvre. Les morts n’ont même pas la chance d’être enterrés dignement et les porcs sont mieux traités. Harriet nous rappelle que chaque jour dans les vastes plantations était un combat pour survivre. À travers le public, elle s’adresse à un auditoire fantôme qui la presse de questions dérisoires au regard de ce qu’elle a vécu. Elle jubile toutefois en racontant comment une esclave noire, femme de surcroît, a su faire la nique aux sudistes.

© Michel Boermans

C’est une autre époque, certes, mais qui nous rappelle le chemin parcouru et celui qu’il reste encore à faire pour atteindre la liberté dans l’équité. Comme le souligne Harriet, lors de la guerre de Sécession, la solde des Noirs libérés restait inférieure à celle des Blancs. Une discrimination symbolique qui a revêtu des formes différentes jusqu’à aujourd’hui. Harriet rit jaune en évoquant le report du projet de l’ex-président Obama d’inclure l’image de cette femme engagée sur les billets de 20 dollars américains. Cette absence souligne l’importance durable de son combat.

La pièce s’autorise quelques anachronismes dans les tournures, une façon de conjuguer le passé au présent. Tout un pan de l’Histoire nous est ainsi transmis par la voix de la comédienne. Ses dialogues frappent par leur justesse. Edoxi Gnoula, l’interprète du rôle d’Harriet, ne rompt que rarement le contact visuel avec son public silencieux. Lorsqu’elle croisa mon regard, tout en déroulant sans trêve son long monologue, il y avait chez elle quelque chose d’inspiré. Quelle énergie déployée pour retranscrire l’inhumanité d’une époque ! En compagnie de la musicienne Dominique Larose, elle chante et fait de petits pas de danse pour donner un peu de légèreté et ne pas trop se prendre au sérieux. Edoxi Gnoula nous mime la saveur en bouche du sucre défendu, l’animalité qui s’empare d’elle en vivant cachée parmi les cochons, les mauvais traitements que lui fait subir sa maîtresse, et ses crises d’épilepsie.

© Michel Boermans

Cette performance se déroule dans un cadre sobre et dépouillé. Le décor est composé de lampes à néons dressées tels des barreaux de prison ou les arbres d’une forêt. Les néons virent au rouge pour symboliser les cicatrices laissées par les coups de fouet des esclavagistes ou s’éteignent successivement au départ d’Harriet. Le spectateur doit combler le vide par son imagination. Et ce ne sont pas les costumes qui favorisent l’immersion. Vêtue de blanc comme une vestale, Harriet ne possède aucun élément caractéristique de son époque. Mais Dominique Larose pallie ce manque par sa présence. Elle compose en direct l’ambiance sonore. Le son de sa voix, parfois accompagné de percussions et de guitare, sert de transition. Gospel, jazz, blues… Des sonorités qui swinguent et évoquent de façon dynamique la culture afro-américaine d’une époque. Transport garanti. Mais la pièce n’est pas non plus une cacophonie. Certaines scènes sont laissées au silence pour mieux apprécier la gravité inspirante du combat d’Harriet…

Harriet Tubman : Passeuse de l’ombre nous fait découvrir cette figure méconnue de la résistance. La joie de vivre des deux actrices vient contrebalancer la dureté du sujet. C’est une pièce qui côtoie l’intime et l’universel, un hommage vibrant à une femme hors du commun. La lutte contre l’oppression des minorités résonne ici comme ailleurs et souligne l’intemporalité de cette longue quête de justice.

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Harriet Tubman : Passeuse de l’ombre

Texte de Penda Diouf
Mise en scène de François Ebouele
Avec Edoxi Gnoula et Dominique Larose
Composition : Dominique Larose
Dramaturgie : Jean-Bastien Tinant
Création Lumière : Simon Renquin
Création Vidéo : Lionel Ravira
Création Sonore : Hubert Monroy
Scénographie : Sophie Carlier
Chorégraphie : Hippolyte Bohouo
Costumes : Laurence Hermant

Vu le 18 janvier 2025 au Théâtre Océan Nord

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