L’Arbre du retour est le dernier roman en date du poète et romancier belge Luc Baba. L’auteur retrace dans ce récit l’histoire familiale de James Williams, père et grand-père afro-américain, qui se questionne sur son passé. Le roman porte une attention particulière à la mémoire et au souvenir.
Plus d’une question, plus d’une douleur sont traitées dans ce roman sur plusieurs générations. Situé aux États-Unis, le récit décline la question raciale à travers une dizaine de personnages et plus de deux siècles d’histoire (de 1803 à 2021). Le récit débute en 2013 en Alabama, avec James Williams, grand-père afro-américain bourru qui connait le passé lourd de sa famille mais a choisi l’oubli. Une série d’événements va cependant le tirer de sa torpeur et le pousser à examiner son histoire. Comme un pèlerinage, James décide de rendre visite à son oncle Dennis, dernier aïeul à détenir encore la mémoire de sa famille. L’oncle est vieux et un peu déjanté, mais à la suite de cette rencontre, James lui promet de porter plainte contre l’Amérique.
« — [...] Fous-toi un bon projet dans le crâne tant qu’il te reste quelques années, y a rien d’autre à faire. [...] Dans le bus qui a cramé, à côté de moi, y avait un autre négro, il venait du nord, lui. Tu sais ce qu’il est devenu? Il est gérant de trois Mac Donald autour de New York. Il se fait un paquet de pognon en vendant cette bouffe de merde. Mais toi, quand t’auras fini de comprendre d’où tu viens, tu iras porter plainte contre l’Amérique. »
Comme pour appuyer cette plainte, le roman effectue un retour dans le passé, un retour dans l'arbre familial de James Williams. L’histoire part d’Ayo et Yewande, qu’on arrache du Dahomey (actuel Bénin) en 1805, pour les jeter dans un bateau négrier, puis les vendre en Amérique comme esclaves. Yewande, enceinte, est séparée de son compagnon. Des dizaines d’années passent avant qu’Ayo ne s'enfuie, retrouve la trace de son petit-fils Sandy, et le fasse échapper de la maison où il est retenu en servitude. Il lui transmet ses souvenirs, et à sa mort, Sandy tentera tant bien que mal de coucher cette mémoire sur le papier. À leur tour, ses enfants essayeront d’améliorer le sort des leurs ou de tirer leur épingle du jeu : la fille de Sandy, Rosy, construira une école à partir de rien, son petit-fils deviendra un pianiste talentueux, et son arrière-petite-fille, Nina, une féministe. Les générations s’enchaînent, chaque époque attire sa propre inflexion de la haine raciale sur les descendants d’Ayo et Yewande. Des écoles brûlées, des bus attaqués, des êtres humains négligés ; au pire la violence, et au mieux le mépris.
Avec entre autres l’ adaptation du roman The Time of Our Singing de Richard Powers à la Monnaie à la rentrée, le roman de Luc Baba n’est pas la seule production culturelle actuelle à traiter de l’histoire de l’émancipation des Afro-Américains. La particularité de L’Arbre du retour ? Un focus particulier sur la mémoire, le souvenir et la commémoration : tout d’abord, la quête de James Williams pour sortir de l’oubli, ouvrir les yeux sur le passé terrible de l’Amérique et porter plainte contre elle, au nom de tous ses aïeuls. Ensuite Sandy, qui veut apprendre à écrire pour pouvoir consigner les souvenirs de son aïeul ; ainsi que l’utilisation de Mark Twain comme personnage à part entière du récit, que l’on commémore avec un phare qui est supposé tenir 25 ans.
Sandy et Mark Twain sont d’ailleurs mis en parallèle dans le récit : ils sont nés le même jour, et ils mourront le même jour. Sandy est en fait le serviteur noir du jeune Samuel Langhorne Clemens, qui prendra plus tard le nom de Mark Twain. Dans l’histoire de la littérature américaine, Twain est une figure fondatrice, et beaucoup considèrent que son roman Huckleberry Finn a inspiré toute la littérature américaine moderne. Huckleberry Finn est l’histoire de la fugue d’un garçon blanc et d’un esclave noir ; leurs observations faites en chemin forment une satire de la société de leur époque. On croit reconnaitre la même histoire dans L’Arbre du retour avec le petit Samuel et Sandy, son esclave. Mais les deux ne fuguent pas ensemble, et c’est le grand-père de Sandy qui l’arrache de sa condition d’esclave. Sandy revoit plus tard celui qu’il appelait maitre, et qui est devenu écrivain. Mais les retrouvailles sont décevantes, les deux ont évolué différemment ; Sandy a perdu son pied à la guerre et vit dans la pauvreté. Plus tard dans le récit, Mark Twain est à nouveau évoqué, car on lui érige un phare à Hannibal. Les descendants de Sandy vont à l’inauguration mais se font insulter par des blancs ; bien que les positions anti-esclavagistes de Twain aient fait évoluer les mentalités en Amérique, ses lumières sont encore loin de l'éclairer entièrement.
« Sandy, son grand-père, était né un soir de 1835 où la comète de Halley traversait le ciel, et mort sous elle, exactement comme ce Mark Twain . Mais Sandy Langhorne Clemens n’avait rien décroché. »
Le roman est structuré en courts chapitres et beaucoup de dialogues viennent aérer la narration. Dans l'ensemble, le style est très oral, ce qui n’est peut-être pas sans rappeler celui de Mark Twain. La prose est efficace, beaucoup d’images poétiques traversent le roman et font ralentir la narration.
Dans cette fresque, le mouvement général est plus important que le destin individuel. Si les premières générations décrites prennent davantage de place dans le roman, le reste s’enchaine assez rapidement, et l’on prête moins attention aux personnages en particulier qu’à l’envie généralisée dans cette famille afro-américaine de se faire une place et de changer le cours des choses pour les leurs. Chaque personnage a sa manière propre de percevoir sa condition et d'y répondre. Si le passé est extrêmement douloureux, si la mémoire s’érode, comme celle de James Williams, elle ne peut jamais se perdre entièrement, et l’injustice, elle, est tenace et ne laisse pas le choix de l’oubli.
« On grave au fer, au feu, on écrit des livres pour des enfants qui les repoussent au nom de l’insouciance et je ne suis pas celui qui donnera tort. Avons-nous d’autres choix que de commémorer ? »