Qui a peur ? de l’auteur flamand Tom Lanoye est adapté pour la première fois en français par Aurore Fattier. Les disputes cuisantes d’un vieux couple sont l’occasion d’aborder la société postcoloniale et post-MeToo, tout cela à l’intérieur du monde du théâtre. Flamboyance et répliques cinglantes au rendez-vous. Du 17 février au 5 mars au théâtre Varia.
Qui a peur ? ( Wie is bang? ) reprend la dynamique d’une autre pièce, célèbre, à laquelle elle fait référence par son titre : Qui a peur de Virginia Woolf ? d’Edward Albee (que Mike Nichols adaptera au cinéma en 1966 avec le fameux couple Richard Burton et Elizabeth Taylor en vedette). Dans cette dernière, un couple d’âge moyen invite à dîner un autre couple, plus jeune. Ceux-ci se retrouvent coincés lorsque la soirée tourne au vinaigre et que les scènes de ménage s’enchaînent. La pièce de Tom Lanoye transpose ce scénario dans le monde du théâtre, et dans notre monde tout court, avec ses défis actuels. Leila et Khadim sont deux comédiens engagés par Claire et Koen (le vieux couple) pour les accompagner dans la nouvelle tournée d’une pièce qu’ils jouent depuis des années. Mais Leila et Khadim ont sans le savoir été engagés pour leurs origines « étrangères », car Koen et Claire toucheront un subside grâce à cela.
Le couple est désabusé, rejeté par les théâtres publics et condamné à jouer la même pièce dans les théâtres privés de province. Ils se disputent, remuent le passé tant de leur couple que de leur carrière, crachent tantôt sur le théâtre contemporain, tantôt sur les classiques. Au contact de Leila et Khadim, leurs propos sont dépassés, racistes, sexistes : Claire et Koen se heurtent à leurs préjugés tandis que Leila et Khadim les remettent à leur place. Tout y passe dans cette soirée avinée, où le but semble être de se faire le plus de mal possible, et de se jouer des tours, mélanger la réalité aux faux-semblants. Koen va jusqu’à tourmenter Claire avec son avortement ; c’est dire si l’humour est trash et les personnages sans merci.
Côté scénographie, un gradin est monté sur le fond de la scène, et des divans sont disposés face à ces gradins, de façon à ce que les vrais spectateurs soient exclus, certains acteurs leur tournant même le dos. Un voile tendu à l’avant de la scène achève cette séparation, et sert également à certains moments de la pièce pour projeter en grand le visage d’un des comédiens. Pourtant, si le public semble être mis à distance, il est certainement loin de ressortir indemne de cette pièce. On rit, parfois, mais les répliques sont souvent acerbes ; j’ai rarement assisté à une pièce aussi intense et aussi caustique, sans concession. Au début de la pièce, le public s’esclaffe tandis que Claire Bodson nous fait une masterclasse du rôle de comédienne désabusée et irrévérencieuse, que son mari essaie de temporiser. Au fur et à mesure de la pièce, avec l’arrivée des deux jeunes comédiens et l’alcool aidant, Koen montre également ses mauvais côtés, peut-être plus encore que Claire. Leila et Khadim sont malins et rendent la monnaie de leur pièce à Claire et Koen, et ces deux-là finissent de s'entre-déchirer.
L’adaptation d’Aurore Fattier réunit donc le texte captivant et piquant de Lanoye, avec des comédiens extrêmement doués : Claire Bodson crève la scène, mais Koen de Sutter (plus connu en Flandre), Leïla Chaarani et Khadim Fall sont aussi très convaincants. Un cocktail explosif à ne surtout pas manquer.