Connaissez-vous la littérature flamande ?
Grâce à la campagne « Lisez-vous le belge ? », nous avons eu l’occasion de découvrir ou de rafraîchir nos connaissances de la littérature belge francophone. Dans cette série sur la littérature flamande, je me penche de la même manière sur les classiques contemporains de l’autre côté de la frontière linguistique. Et vous, connaissez-vous la littérature flamande ?
Récemment, la campagne « Lisez-vous le belge ? » , une initiative pour promouvoir le secteur du livre belge dans un contexte de crise, mais aussi pour célébrer notre patrimoine littéraire, avait infiltré nos réseaux sociaux. Je dois avouer avoir été un peu perplexe, quand, sous cette bannière, je n’ai vu défiler que des classiques francophones, alors que le titre de la campagne laissait croire que c'était la littérature belge en général dont il était question. En effet, la campagne s’attachait à faire (re)découvrir « les voix et les visages du livre belge francophone » et non le reste. Même si je n'ai aucun problème avec le choix de cette initiative, ce petit lapsus (dire belge pour parler de la communauté francophone) est révélateur de notre tendance en Belgique à vivre comme si l'autre côté de la barrière linguistique était un autre pays. Ainsi, il me semble que l'on a tendance à oublier qu'en Flandre, il y a pléthore d’écrivains belges (d’expression néerlandaise, certes) et qu’ils sont aussi très bien traduits. Pour ne citer qu’eux, Stefan Hertmans et son best-seller mondial Guerre et Térébenthine traduit en vingt-cinq langues, Lize Spit et La Débâcle , aussi un bestseller, et Tom Lanoye (prononcez /lanwa/) avec notamment La Langue de ma mère dont je vais parler aujourd'hui. La Flandre est d’ailleurs assez bien organisée au niveau de la visibilité de sa littérature, comme on peut le voir notamment avec le site web literatuurvlaanderen.be qui entend recenser ses auteurs ainsi que ses traducteurs avec comme langue source le néerlandais. Un site très bien conçu et qui comprend pas mal d’informations pratiques, notamment pour les traducteurs qui peuvent y voir si un les droits d’un livre ont déjà été vendus. Seulement, le site n’est traduit qu’en anglais... Alors qu’on aurait pu penser qu’un des publics cible de la littérature flamande serait la Wallonie, notamment parce que ses auteurs ont un pays en commun avec les Wallons.
Cette séparation de ces deux littératures est due bien évidemment à l’histoire de notre cher pays, qui tend de plus en plus à une séparation entre la Flandre et la Wallonie, mais aussi à l’idée romantique qu'il existe une littérature nationale, avec ses caractéristiques propres, énoncée dans une langue unique. Cela fonctionne pour la France avec la langue française, pour l’Allemagne avec l’allemand, etc. Mais pas pour la Belgique, où une nation n’égale pas une langue. Ainsi, il se crée des sortes de petites nations dans la nation, avec la Flandre et sa littérature flamande, et la littérature belge francophone en Wallonie et à Bruxelles. Mais ce serait dommage de se priver de ces trésors de la littérature belge dans son acceptation la plus large, et encore plus dommage de ne pas pouvoir se vanter que oui, ces grands écrivains sont bien belges.
Bref, suite à cette campagne, je me suis demandée si je connaissais bien la littérature belge flamande. Et vous, la connaissez-vous ?
Dans cette série, j'explore ou redécouvre les classiques contemporains de la littérature belge flamande, pour faire un tour d'horizon de ce que cette littérature a de meilleur (c'est évidemment subjectif, mais je me base sur un succès populaire et critique).
Tom Lanoye (1958-), le verbe au service de la pensée
Pour ce premier épisode, j’ai eu envie de commencer avec un auteur qui m’a toujours intriguée : l’écrivain Tom Lanoye . Figure importante en Flandre et aux Pays-Bas, il est romancier ( La Langue de ma mère , 2011 ; Forteresse Europe , 2012 ; Troisièmes Noces , 2014), dramaturge ( GAZ. Plaidoyer pour une mère damnée , 2016 ; La Reine Lear , 2015 ) , et poète. C'est aussi un performer, il déclame régulièrement ses propres textes. Les œuvres de Lanoye sont principalement traduites en français par Alain van Crugten, aux Éditions de la Différence. Crugten a reçu en 2014 le prix Les Phares du Nord pour la traduction de La Langue de ma mère . Plusieurs titres sont à ce jour encore indisponibles en français.
Lanoye est très célébré en Flandre. À l’occasion de l’anniversaire de ses 60 ans et des 40 ans de sa carrière d’écrivain, les journaux flamands lui ont consacré des unes et des dossiers entiers. Il a même paradé à Saint-Nicolas, sa ville natale en Flandre Orientale, chose plutôt rare pour un écrivain contemporain. À une échelle différente, il me fait un peu penser à Victor Hugo et ces écrivains qui étaient tant aimés par la population que leurs funérailles étaient noires de monde. Car Lanoye, comme Hugo, n'est pas seulement un écrivain mais une figure publique engagée, qui met le verbe au service de la population, de causes qu'il croit justes, notamment dans ses chroniques pour l’hebdomadaire Humo . En 1996, lui et René Los, son compagnon néerlandais, avaient signé un contrat de cohabitation légale, lorsque le marriage gay n'était pas encore autorisé : un événement qui avait été très médiatisé, et qui avait pour but de lancer la discussion sur le marriage gay. En 2000, Lanoye s'était inscrit comme indépendant sur la liste Agalev pour aider à contrer le Vlaams Belang aux élections. Un de ses pamphlets sur le Vlaams Belang et la NV-A est traduit en français dans un récent numéro du magazine belge Wilfried .
Lors de l'année 2004, lorsque Anvers avait été désignée capitale mondiale du livre, Tom Lanoye avait été choisi comme premier poète officiel de la ville. Durant cette année, il avait notamment composé un poème qui fut imprimé sur un drap et pendu sur la boerentoren , la tour KBC à Anvers. En effet, le poème exprime l'amour de cette tour pour la cathédrale qui lui fait face. Cette dernière lui répond dans un autre poème.
Spraakeloos - La Langue de ma mère
J'ai choisi La langue de ma mère mais j'aurais pu choisir n'importe quelle autre de ses créations ; ce livre en particulier est un de ses plus grands succès, et c'est aussi par ce livre que l'auteur a été découvert en français, trente ans après qu'il ait commencé sa carrière.
C'est l'histoire de Josée Verbeke, une mère haute en couleur, comédienne amateure, femme coquette et propre sur elle, qui n'hésitait pas à jouer la comédie à la maison, feindre une attaque pour ramener ses cinq enfants à l'ordre, qui savaient pourtant pertinemment que c'était un numéro. Cette mère flamboyante au verbe haut perd un jour l'usage de la parole après avoir été frappée d'aphasie. À part quelques mots qu'elle sait articuler, elle s'exprime dans un baragouin incompréhensible. C'est d'autant plus ironique que c'était son langage qui la définissait, qui était à la source même de la langue de son fils, sa carrière d'écrivain.
Bien que le sujet principal soit Josée Verbeke, le roman de Lanoye emporte avec lui dans sa digression ce qui était lié de près ou de loin à sa mère : son mari, boucher, père de Lanoye ; diverses histoires de famille et du quartier de Saint-Nicolas où ils habitaient ; le coming out de l’écrivain. La digression est un thème et un outil important dans La Langue de ma mère : depuis la mort de Josée, Lanoye ne cesse de vouloir écrire sur sa mère, mais repousse toujours à plus tard, en s'inventant des excuses. Ce n'est finalement qu'à la mort de son père qu'il réussira à commencer cet ouvrage, comme s'il aurait été impossible de parler de l'un sans l'autre, sans que la boucle ne soit bouclée. Lanoye se met finalement à écrire, mais écrire, c'est détruire :
Tant chez les connaisseurs que chez les non-initiés persiste opiniâtrement le malentendu selon lequel écrire signifierait “conserver”. Fixer ce qui a existé, tel que ça a existé. Il est évident que c'est exactement le contraire. Écrire, c'est détruire, faute de mieux. [...] Écrire, c'est chasser son souvenir.
Allons-y donc. Prenons congé. Faisons une croix bien grosse et bien épaisse là-dessus, même si nous la traçons avec tendresse. Une croix sur elle, sur lui. Leur quartier, leur époque, leur existence. Les grands tableaux d'un coin de petite ville et d'une famille nombreuse, dans une maison d'angle sans jardin, un magasin dont la porte ne cessait de sonner [...] Je passe au hachoir toute la zoologie humaine de ma jeunesse. C'est à ce prix seulement qu'elle, la Josée, deviendra ce qu'elle a toujours voulu être. Plus grande qu'elle-même. [...] Ça suffit, maintenant. Hache et tranche, dénude chaque petit os, commence. N'importe où. Mais commence.
Et puisque écrire c'est détruire, Lanoye repousse le moment de terminer le récit avec une multitude d'anecdotes. Le style aussi semble refléter sa mère, et peut-être aussi le baroque flamand. Comme il le dit dans le roman, Lanoye n'est pas un adepte du « less is more ». Il préfère raconter tout en détail, même les moments les plus intimes, ce qu’il fait avec beaucoup de tendresse.
Parfois "moins" est tout simplement "moins". Bien sûr [...] je suis le rejeton tout craché d’une culture de “Je vous en mets un peu plus, madame?”. Mais même sans cela, en toute honnêteté, “moins” est un mensonge. “Moins” est une construction de lâcheté, de tromperie commode et paresseuse, de kitsch minimaliste.
Il n’est pas rare pour un écrivain de raconter ses parents, mais Lanoye maîtrise particulièrement bien cet exercice et fait vivre les personnages qu’il dépeint dans son livre avec brio.