critique &
création culturelle

Idéal de Baptiste Chaubard et Thomas Hayman

Au futur, les hommes restent imparfaits

Idéal, publiée aux éditions Sarbacane, est une bande dessinée, ou un « roman graphique » pour ceux qui n’assume toujours pas de lire des livres illustrés. Baptiste Chaubard et Thomas Hayman présentent ici un conte de science-fiction intrigant par sa douceur et intense par son intrigue, mais surtout une bd qui se dévore à la vitesse de la lumière.

2160, le Japon est conquis par le marché de l’iah, (les intelligences artificielles humanoïdes) mais tout le Japon n’est pas conquis. Hé oui, Kino, une île d'irréductibles conservateurs, résiste encore et toujours à l'envahisseur androïde. Voilà le cadre posé.

Dans Idéal, on suit Hélène et son mari, un couple pour qui le temps semble avoir dérobé leur passion. En effet c’est bien de passion et de temps qu’il sera question dans cet ouvrage. Pour en donner les grandes lignes, la science-fiction devient surtout un prétexte pour parler d’amour, de temps et d'humanité, rien que ça. Entre caprices et tabous, les deux époux dérivent, de l’ennui mortel à la déchirure libératrice. La narration de leur histoire est belle par sa banalité, la crédibilité de leur souffrance respective. C’est sans doute l'élément de l'histoire le plus marquant : leur amour, on y croit.

D'ailleurs leur relation, parlons-en. Le couple se fait vieux, ils s'ennuient, se lassent l’un de l'autre... Quoi de plus universel ? C’est de Hélène que vient l'initiative de changer la routine tant elle se morfond. Depuis son accident de voiture, impossible de jouer du piano. Elle perd donc aussi sa position de prestige dans l'orchestre philharmonique. Elle est touchée de plein fouet dans son ego : son honneur et sa position de pouvoir sont mis à mal : elle doit faire quelque chose. C’est cet « handicap » qui va la pousser à introduire illégalement une iah1 dans sa vie, malgré l'interdiction formelle de leur présence sur leur île. Elle décide par la même occasion de présenter son mari à cette iah à l'image de sa propre jeunesse, persuadée que son époux ne la désire plus à cause de son âge. Entre en scène une copie conforme d'Hélène en plus jeune, plus belle, dont elle est sûre que son mari est nostalgique. Ce qu’elle ne sait pas encore, ou ce qu’elle n'a pas encore accepté, c’est qu'au-delà du manque de passion, leur couple souffre d’autres maux.

Cette iah, ce sextoy du futur censé permettre à Edo de se sentir mieux, fera en fait ressortir les blessures profondes d’Hélène ainsi que les véritables besoins de leur couple. Un besoin de neuf, de repartir à zéro de transparence… Ces solutions ne verront évidemment le jour qu’une fois avoir traversé le pire.

C’est par cette astuce que les auteurs nous donnent leur avis sur l’intelligence artificielle. Les ia nous poussent à la facilité, elles nous privent du cheminement sacré de l'émotion et effacent le rite si précieux du doute, de la peur, en nous procurant une fausse protection face à nos anxiétés. Elles font bien pire que nous remplacer en somme : elles nous aident à nous effacer.

Pour parler de la forme, comment ne pas aborder le caractère poli et cadré des illustrations. On sent vraiment que l'illustrateur, Thomas Hayman, s’est senti inspiré par les estampes japonaises classiques pour constituer ses scènes : on sent la verticalité, la fraîcheur de l’air côtier ou encore les odeurs de cuisine. 

Chaque case est maîtrisée et proprement délimitée : rien n’est laissé au hasard et on a l'impression de parcourir un portfolio d’architecte tant le rendu est propre. Ce qui est intrigant, c’est l'utilisation d'éléments modèles, des ensembles de formes appliqués à plat pour suggérer des textures différentes : celles-ci ne manquent d'ailleurs pas de rappeler le papier à origami.

Ce stratagème rend l’univers d’Idéal très régulier et donc réciproquement aussi très artificiel. Ces planches sans ombres ni contrastes rendent ce monde futuriste extrêmement froid et triste malgré sa beauté. Effet de style ou détail réfléchi, à vous de voir. En tout cas, les auteurs insistent grâce à cela sur une vision de la société japonaise qu’on connaît déjà, maîtrisée et très codifiée, mais elle apparaît ici encore plus conservatrice, polie et lissée à l'extrême.

Idéal se dote d’un cadre futuriste assez réaliste et fait le choix de la sobriété. On découvre donc un monde à la fois neuf mais assez ancré dans la réalité que pour que nous puissions nous y projeter donc sans grandes innovations extravagantes : on ne parle pas de voitures volantes ou d'extraterrestres. Ce qui marque aussi, c’est le manque d’ombres et de valeurs de ton différentes.

Dans ce monde lisse et sans bavures on finit par perdre la beauté du non calculé, du naturel. L’éclairage par exemple semble constant comme si au sommet de chaque case était accroché des néons leds. Ceci rend malheureusement beaucoup de scènes très plates ou moins chargées, c’est ce genre de détail qui manque à nous donner l’émotion complète lorsqu'on lit cet ouvrage.

D’un autre côté, ces nombreuses cases, épurées d’onomatopées et de dialogues permettent au lecteur d’y projeter sa propre imagination, de faire appel à ses souvenirs pour combler ce vide sensoriel. Ces cases sont bien nécessaires pour transmettre au lecteur l’ambiance quotidienne dans laquelle sont plongés les personnages de cette histoire. Elles permettent de se connecter aux sensations à la fois de solitude, mais également de paix qui s’accordent bien aux moments d’introspection et de plénitude que traversent Hélène.

Idéal brille par sa narration, son esthétique futuriste douce sans manquer son agenda sur l’ia tout en restant original dans l’intrigue. Bravo !

Même rédacteur·ice :

Idéal

Scénario : Baptiste Chaubard
Dessin: Thomas Hayman
Éditions Sarbacane, 2024
240 pages

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