critique &
création culturelle

Je n’arrive pas à parler et à dire des choses en même temps d'Eva Mancuso

De la douleur de voir les choses se répéter : une poésie engagée de l’ordinaire

Eva Mancuso est une autrice et performeuse née à Liège et vivant aujourd’hui à Bruxelles. À travers son recueil Je n’arrive pas à parler et à dire des choses en même temps, elle nous emmène dans son intimité et nous fait découvrir, en textes brefs et intenses, sa famille et ses pensées à travers des instantanés touchants.

Plusieurs revues ont déjà eu l’opportunité de publier les textes d’Eva Mancuso (Sabir, L’écharde...) ainsi que des formats en ligne (Remue.net, Lundi.am...). L’autrice n’en est donc pas à son premier essai d’écriture. Dans Je n’arrive pas à parler et à dire des choses en même temps, paru à L’arbre de Diane, elle nous invite, par le biais de quatorze parties distinctes, à découvrir des moments divers de sa vie, des pensées éparses qui ont pu la traverser ou à rencontrer des personnages importants de son histoire personnelle. Au fil de ce journal intime poétique, on se sent instantanément transporté dans une vie dont on ne sait rien et dont on découvre petit à petit les éléments singuliers. Les situations nous ramènent à nos propres vécus ou à nos propres familles, et l’on se retrouve vite ému par les observations pointues qu’en fait l’écrivaine.

« mon grand-père avait faim en Italie

mon grand-père n’avait jamais mal au ventre

il digérait tout

il ne jetait jamais rien »

Les thèmes et personnages sont nombreux, pourtant certains nous restent en tête, comme ces grand-parents italiens, touchant dans leur expérience d’une vie difficile, aimable et détestable par moment dans leurs habitudes d’un autre temps. Cette maman aussi, partagée entre sa féminité et celle de sa fille, et son besoin de protéger. Les thèmes s’étendent et s’enchevêtrent pour se partager entre famille, amour, immigration, héritage… L’on ressent bien toute cette difficulté de se trouver, de départager le vrai du faux et le bon du mauvais au sein d’une famille qui, finalement, ressemble à beaucoup d’autres. On partage avec l’autrice des secrets qui parfois nous concernent, comme si sa plume pouvait venir dénicher en nous certaines vérités qu’on aurait cru oubliées.

« et mon arrière-grand-mère avait appris à ma grand-mère à descendre du trottoir pour laisser passer les Belges

et moi il y avait toujours quelque chose dans ma tête qui me disait de ne pas déranger »

Dans ses textes, on note notamment un féminisme très présent, peut-être même majoritaire.Ils nous montrent la misogynie dans laquelle nous baignons, pour la décortiquer et la révéler comme elle est, choquante, dans un monde où elle se dit « banalisée ». On repère le masochisme ordinaire, chez les hommes mais aussi chez les femmes qui nous entourent, comme autant de preuves d’une urgence à changer les mœurs. Une plume touchante, intime, qui finit par devenir engagée et révoltée face à une intimité parfois insupportable. Pourtant, pas d’insubordination en vue : on ne cherche pas ici à nous vendre une révolution féministe à la Mona Chollet. Cependant, dans sa subtilité et son observation sans jugements arrêtés des actes, Eva Mancuso parvient peut-être à parler aux plus réticents ou aux aveugles.

« Dans les films de Claude Sautet les femmes étaient toutes nues et leurs maris étaient en peignoir

les femmes écrivaient toutes nues à leur machine à écrire et leurs maris trouvaient ça charmant

très charmant ces femmes qui écrivent »

Une plume forte donc, qui se caractérise essentiellement par des poèmes aux vers courts, presque frappés, qui jettent à la figure des lecteurs des fragments d’émotion qui se construisent au fur et à mesure, ou s’effacent subtilement pour ne laisser que des impressions fugaces. Eva Mancuso joue aussi bien sûr avec les codes de la poésie moderne, s’amusant autour de la ponctuation, en particulier au sein de ses poèmes en prose. Celle-ci, à première vue « traditionnelle », se transforme et se joue de nous pour nous surprendre et brusquer notre respiration, nous essouffler.

« parce qu’on a beau être sage on a beau être raisonnable on a beau travailler beaucoup quand on n’est pas né·e vraiment riches on sait qu’on ne le devient pas. »

Dans les poèmes en vers courts, la poétesse oublie même cette ponctuation pour nous laisser pleinement apprécier la rupture du vers comme seule indication du rythme. Ainsi, elle nous montre, à travers des poèmes à première vue simples et touchants, la complexité d’une langue travaillée.

Ce recueil mérite un enthousiaste « oui ». D’abord pour sa plume simple, agréable, touchante et malgré tout puissante. Mais aussi et surtout pour ses thèmes qui se rapprochent de notre vie, comme l’héritage, l’immigration, le sexisme ordinaire au sein des familles et la difficulté à se trouver au milieu. Finalement, si l’on apperçoit des morceaux de chacun dans ce recueil, l’on est que très peu confronté à Eva Mancuso en tant que femme et poète, seule et unique. Je n’arrive pas à parler et à dire des choses en même temps est un petit recueil précieux et féministe, qui malgré quelques poèmes peut-être trop faciles, nous laisse un petit bout de lui, nous touche dans sa sincerité et sa mise en avant du lien à l’autre, surtout à la famille

« il parait que la conversation est un travail que les femmes prennent en charge

et moi parfois j’en ai marre de poser des questions pour que l’échange ne meure pas

j’avais un copain qui n’aimait pas quand je lui demandais : tu crois qu’il fait froid dehors ?

il me disait : ouvre la fenêtre »

Même rédacteur·ice :

Je n’arrive pas à parler et à dire des choses en même temps

Eva Mancuso

L’arbre de Diane, collection « Les deux Soeurs », 2024

118 pages

Voir aussi...