À l’occasion de sa 100e représentation, King Kong Théorie revient pendant cinq jours sur les planches du Jardin Passion à Namur, là où tout a commencé. Trois actrices, élégantes en chemise blanche, leur diction pour seule arme d’un plaidoyer hautement actuel et engagé. Voilà les ingrédients épurés d’un succès indéniable.
King Kong Théorie, c’est d’abord une genèse difficile. C’est pour son auteure, Virginie Despentes, prendre des risques, oser affronter les regards moralisateurs dominants masculins et, de manière plus générale, faire face au carcan patriarcal ambiant. C’est lever le voile sur des sujets sensibles et secrets. Enfin, c’est frapper là où ça fait mal.
Le livre éponyme paraît en 2006 et connaît un succès mitigé. Il a bel et bien convaincu son public et s’est vendu à des milliers d’exemplaires dans les librairies en France mais aussi à l’internationale. Le Figaro et Libération quant à eux se sont montrés dubitatifs alors que d’autres critiques le définissent comme ce que tout le monde pense tout bas mais n’ose pas dire tout haut. Autrement dit, il s’agit d’une véritable révolution, militante et féminine, qui s’inscrit dans l’ère du temps. En 2014, King Kong Théorie fait ses premiers pas sur scène, son succès devient notoire et se répand. Les représentations n’ont de cesse de se multiplier, inépuisables, jusqu’à aujourd’hui.
Un plaidoyer féminin et féministe
« King Kong, ici, fonctionne comme la métaphore d’une sexualité d’avant la distinction des genres telle qu’imposée politiquement autour de la fin du XIXe siècle. King Kong est au-delà de la femelle et au-delà du mâle. Il est à la charnière, entre l’homme et l’animal, l’adulte et l’enfant, le bon et le méchant, le primitif et le civilisé, le blanc et le noir. Hybride, avant l’obligation du binaire. »1
Si je ne me mets pas de mascara, suis-je moins féminine ? Si je porte une mini-jupe, suis-je une pute ? Si je revendique les droits de la femme, suis-je une militante féministe ? La féminité, la prostitution et l’égalité des sexes sont les enjeux majeurs, voire le dynamisme de notre société actuelle. Pourtant, ils restent encore tabous, enfouis, minorisés, marginalisés et, surtout, décriés. « On ne parle pas des prostituées, c’est mal », « Ce n’est pas bien de regarder du porno sur internet », « Tu as vu celle-là comment elle est habillée ! ». King Kong Théorie en parle ouvertement, sans gêne, sans filtre et sans pudeur. Sur la scène, on n’hésite pas à se dépraver, à chauffer le public masculin, à brailler et à s’asseoir à califourchon sur son tabouret.
La femme, « la vraie »
Si la femme veut plaire elle le peut. Si la femme veut pisser debout comme un homme elle le peut. Plus encore, si elle veut devenir PDG d’une multinationale ou femme d’état, elle le peut. King Kong Théorie bat en brèche les stéréotypes genrés qui régissent notre comportement, notre trajectoire professionnelle ainsi que notre manière de penser et d’agir.
Virginie Despentes a fait le choix assumé de se prostituer. Pourquoi ? Parce que son petit poste minable dans un bureau de la région lui rapportait moins. Parce que c’était une femme. Parce que son patron ne la respectait pas. Virginie Despentes s’est fait violer. Oui c’est vache, c’est cru, mais elle se confie et l’écrit tel quel dans son livre.
Sur scène, le rendu est identique. Les actrices, à l’instar de femmes libérées, récitent tour à tour avec verve les passages les plus percutants de la scène du viol. Le moment est intense, direct. Et la pilule plus vite avalée : baigné depuis le début dans l’irrévérence généralisée de la représentation, le public ne peut que se questionner et non s’offusquer de l’évocation de la prostitution et du viol. King Kong Théorie lance un appel à toutes ces femmes violées : il faut dévoiler son traumatisme et le vivre pleinement, c’est alors, après la colère, la soif de vengeance et la catharsis, que la rédemption se fait douce et agréable.
Un titre révélateur
Le titre fait écho au film King Kong de Peter Jackson sorti en 2005 dont la scène finale, celle de la chute de King Kong depuis la tour de l’Empire State Building est projetée durant la représentation. Dans ce long-métrage aventureux, la jeune femme capturée par le gorille refuse la soumission et parvient à dompter l’animal sauvage. Peu à peu, les deux s’apprivoisent et se découvrent, dans le respect de l’autre.
Cette référence cinématographique se révèle éloquente et puissante. La femme reste son propre chef, elle est libre de suivre ses rêves et de répondre à ses attentes ambitieuses. De nos jours, elle ne doit ni être prisonnière d’un masochisme patriarcal devenu obsolète ni marginalisée.
Du livre à la scène
L’intrigue dramaturgique de King Kong Théorie est provocatrice et tient farouchement en haleine. Le décor est simple : trois tabourets et un fond noir sur lequel sont projetées différentes animations. Chacune à leur tour, les trois actrices lisent les propos défendus dans le livre de Despentes, délaissé par la suite sur leur tabouret. Leur lecture devient théâtrale. Leurs monologues sont de plus en plus animés, vivants et enivrants. Ils s’alternent en cadence et sont rythmés par les projections sur la toile de fond. Des cris, des photos de seins et de sexes nus, une lumière éblouissante. Les yeux et les oreilles du spectateur se perdent dans une bourrasque sensuelle d’images brutales et de mots déclamés. Comme l’on scrute le corps d’une belle femme, le spectateur se fait pervers d’un soir , devant une simplicité scénique envoûtante, à l’écoute d’un plaidoyer féministe endiablé.
Les revendications de la pièce sont nombreuses et complexes mais révélatrices d’un savoir partagé par toutes les femmes bien que souvent oublié. Blonde, brune, rousse, petite, grande, mince, bien en chair : on s’affirme. Féminines ou masculines, féministes ou non, là n’est pas la préoccupation. Il suffit juste d’être soi-même. Celle qu’on a choisie.