La chatte sur un toit brûlant
Bourgeon des conflits patrimoniaux
Qu’on se souvienne ou non du duo mythique Paul Newman - Elisabeth Taylor au cinéma (1958), La chatte sur un toit brûlant est un classique dramaturgique outre-Atlantique. Pièce hystérique, elle dérange par son étonnante restitution du milieu bourgeois et ses guerres intestines.
Actuellement au théâtre le Public, cette adaptation de La chatte sur un toit brûlant est signée Michel Kacenelenbogen. Ici, Tristan Schotte et Wendy Piette endossent dans leurs plus beaux costumes les rôles de ce couple célèbre sorti de la tête de Tennessee Williams. L’histoire simple en apparence d’une famille qui se déchire pour une succession se complexifie en donnant relief à des personnages plus nuancés.
C’est l’anniversaire du patriarche : Big Daddy. Mamy, leurs deux fils (Gooper et Brick) ainsi que leurs épouses (Mae et Maggie) sont réunis dans la maison familiale pour l’occasion. Sont également présents le médecin de famille et le révérend Tooker. Ce dernier espère une donation du richissime Big Daddy d’humeur bienfaitrice depuis l’annonce de la rémission de son cancer. Absents de cette adaptation de Michel Kacenelenbogen, les cinq enfants de Gooper et Mae font partie de la fête. Ils sont d’ailleurs à l’origine de la crise de colère de Maggie, compagne de Brick, sur laquelle ils ont répandu du gâteau. La pièce s’ouvre sur cet incident : Maggie déboule telle une furie sur la scène pour changer de robe. Elle y retrouve comme nous Brick, le pied dans le plâtre, un verre de whisky pour unique passe-temps. À l’écart des réjouissances, son époux ne réagit pas aux plaintes de Maggie qui ne peut s’empêcher de se comparer à sa belle-sœur. Toutes deux sont animées d’un même désir : hériter, par leur époux, de la succession de Big Daddy qu’on sait sur le déclin. La pièce nous expose ainsi au sujet tabou de l’héritage, source de querelles familiales.
Gooper, l’ainé, mène une brillante carrière d’avocat et a déjà assuré la pérennité de la dynastie avec son cheptel de marmots. Brick n’a pas encore eu d’enfant, ne travaille plus et s’enfonce dans l’alcool. Sa mère estime Maggie responsable de la déliquescence de son fils, tandis que Big Daddy est séduit par le charme de sa belle-fille. L’anniversaire se déroule ainsi dans un climat de guerre froide. Bien qu’étrangère au clan et à ses codes, Maggie est décidée à se battre pour obtenir ce dont elle a toujours rêvé. Les répliques s'enchaînent sans temps mort. Les acteurs endossent la cupidité aussi bien que la jalousie, et on se tire dans les pattes par de petites remarques cinglantes. La mesquinerie et la duplicité s’apparentent à un phénomène de classe. Seul Brick semble détaché de cette farce festive qui cache une lutte de succession. Peut-être est-ce la raison qui pousse Big Daddy à le préférer à son grand frère ?
Le décor laisse peu de place à l’imagination et donne un aperçu des années 1950, époque de création de l’œuvre originale. La commode, le lit, le buffet, tout y est. Le jeu de lumière dévoile et dissimule tour à tour les différentes parties de l’impressionnant décor : la salle de bain, la chambre, la cave. Cet attachement à une scénographie très classique a un sens. Ici, on ne cherche pas à moderniser le décor comme cela se fait souvent au théâtre – pour le meilleur ou pour le pire. C’est avant tout une époque qui nous est dépeinte.
Bienvenue dans le patriarcat et le privilège de classe du XXe siècle. C’est une vision dépassée qui nous est servie. Et si cela m’a frappé dès la première scène, c’est que l’objectif est atteint. La pièce veut sensibiliser en normalisant des comportements qui ne passeraient plus aujourd’hui. Maggie, très vite dénudée pour mieux se rhabiller, apparait en femme-objet et se doit d’être désirable. Elle mendie l’attention de Brick, figure du beau ténébreux pour lequel tout est acquis et qui n’a rien à prouver − contrairement aux femmes. Ces dernières apparaissent comme des potiches, des « haies à sauter » ou des pondeuses. L’homophobie est convenue et l’amitié virile demeure la seule marque de loyauté valable. Qu’attendre des femmes, ces créatures par nature vénales, lascives et manipulatrices ? À ce parfum machiste s’ajoute celui des violences sexistes. Physiques d’abord, morales ensuite. Brick n’hésite pas à violenter Maggie tandis que Big Daddy chasse sans ménagement Mamy, dont le seul défaut est de s’inquiéter de son bien-être. La pièce nous prend ainsi à rebours. Nous percevons ce qui a changé dans nos mœurs et réalisons le chemin qu’il reste encore à faire.
Si l’argent est le nerf de la guerre, la pièce expose davantage les triangles du désir. Souvent piégé dans des rapports de domination, chacun recherche l’attention d’un autre. C’est d’ailleurs un triangle amoureux qui est la source du mal-être de Brick. Les disputes du couple nous en font le récit. On apprend que Skipper, meilleur ami de Brick, s’est suicidé après avoir succombé au charme de Maggie qui se servait de lui pour attirer l’attention de Brick. Ce dernier s’impute la mort de son camarade autant qu’à Maggie. Pour oublier cette culpabilité qui le ronge, le bellâtre se noie dans l’alcool. Big Daddy le lui rappelle : « la nature a horreur du vide ». Et l’amour de Maggie ne peut combler ce vide laissé par la perte d’un ami cher – une amitié qui pourrait cacher autre chose…
Comme presque tout dans cette pièce, le mensonge bourgeois finit par modeler les individus. Pour garder la face, on se tait comme Brick ou on dit ce qui convient au lieu d’exprimer son ressenti. Le jeu ampoulé des acteurs qui composent le cercle familial (Mamy, Gooper, Mae, le révérend) donne un aperçu de l’hypocrisie ambiante. On les voit s'esclaffer de façon grotesque, chanter et exprimer une sollicitude factice. Personne, pas même le médecin de famille, n’ose avouer à Big Daddy la vérité sur son cancer. Ses jours sont comptés. Et tandis que Gooper et Mae ne pensent qu’à lui faire signer un testament, Brick, dans un accès de colère, lui révélera l’affreuse vérité. Pour signifier cette dure fatalité, l’accord grave d’un piano émaille tout du long le spectacle. De sa voix caverneuse et du haut de sa stature imposante, Kacenelenbogen campe un patriarche au sommet de sa forme. Il donne la réplique à une Wendy Piette (Maggie) survoltée, bondissant du lit au plancher tout en déclamant ses longues tirades. Elle usera finalement de ce mensonge bourgeois en affirmant attendre un enfant de Brick. Gooper et Mae sont alors évincés de la succession, et nos deux héros se voient adoubés par Big Daddy, heureux de ce dernier cadeau d’anniversaire.
Alors que le Public fête ses 30 bougies, cette pièce revêt une connotation particulière. Fondé en 1994 par Michel Kacenelenbogen et Patricia Ide sur les restes de l’ancienne brasserie d’Aerts, le théâtre le Public est devenu une référence culturelle à Bruxelles. Big Daddy fête ainsi l'anniversaire de son théâtre. Maggie qu’affectionne le patriarche incarne cette vivacité des ambitieux : «Elle porte en elle la vie. » Ingénieuse et explosive dans ses combats, féroce et digne dans sa détresse, elle illustre la catégorie des transclasses. Elle aussi est passée d’un milieu social à un autre. Les parvenus font des jaloux. La upper class américaine voue un profond mépris à cette Maggie qui se débat comme une chatte sur un toit brûlant. Et bien qu’il ne soit pas femme, Big Daddy seul comprend les sacrifices auxquels il faut consentir pour atteindre le monde des privilèges. Encore que, comme le disait Michelet, « le plus difficile n’est pas de monter, mais en montant de rester soi ».