Un an. Une île. Des chalets. Une épicerie. Pas de cellule. Pas de barreau. Pas de gardien armé. Pas d’horaire métronomé. Juste un foutu atelier de théâtre. Avec un animateur pétri de bonnes intentions qui veut revenir à l’essence des tragédies grecques, Antigone et Œdipe roi en tête.
Les quatre détenus qui ont été sélectionnés pour participer à une expérience carcérale d’un nouveau genre se voient proposer de passer la dernière année de leur peine sur une île au milieu de nulle part, avec pour seules instructions de se plier régulièrement à une confidence face caméra afin qu’un suivi puisse s’instaurer et de participer trois mois durant à un atelier de théâtre tous les jours avec Vincent (Olivier Constant), sympathique animateur aux fissures moins apparentes qu’eux mais tout aussi profondes.
Fuzia (Mercedes Dassy), Elsa (Wendy Piette), Théophile (David Scarpuzza) et Fred (Patrick Brüll) se plient au jeu avec plus ou moins de souplesse. Toute la souplesse dont ils sont capables en tout cas. Au départ revêches à l’exercice, méfiants, peu enclins à réciter du Sophocle en se regardant dans le blanc des yeux, les lascars se jaugent et se cabrent. Au gré des ateliers, les réticences s’estompent et les participants se laissent contaminer par la sagesse du vieil auteur grec dont la vision proactive du destin entre en parfaite résonance avec le but de responsabilisation morale et matérielle de l’exécution de leur peine insulaire. Obligés de se prendre en main, de préparer leur nourriture, de remplir un emploi du temps devenu plus aéré, les protagonistes retrouvent un peu de leur humanité volée en cellule. Le grand air redonne de l’entrain et le théâtre redonne un terrain d’expression à ceux que la prison a insidieusement rendus mutiques.
Inspiré par l’île de Bastoy en Norvège, qui accueille réellement depuis 1997 des prisonniers rendus au plein air et libérés de la pavlovisation des prisons, la Compatibilité du caméléon entend donner à voir qu’une autre exécution de peine est possible, plus humaine, plus responsabilisante, plus efficace aussi, puisqu’il paraît que le taux de récidive à Bastoy est de 16 %, là où dans nos prisons archaïques il est proche de 60 %.
Pour mettre au point ce spectacle hautement documenté, la compagnie Phos/Phor a travaillé quatre ans, le temps de rencontrer des détenus, des psychologues, des avocats pénalistes, de rassembler des informations sur l’exemple norvégien, de se frotter au travail de Raymond Depardon sur la question judiciaire, puis bien sûr d’écrire à plusieurs mains (celles des metteurs en scène Julien Lemonnier et Camille Sansterre, d’abord ; celles des comédiens ensuite) cette fiction inspirée de faits réels, de la confronter aux experts du domaine, de la retravailler tout en laissant la place à l’improvisation des comédiens, eux aussi investis dans l’appréhension de la réalité carcérale, des comportements qu’elle engendre, des portes qu’elle ferme.
En ressort une pièce universelle (on ne saura jamais où on est ni pourquoi les quatre détenus ont été condamnés, seuls les comédiens le savent, qui ont pu élaborer leur propre passé judiciaire comme bon leur semblait) et éclairante sur ce que pourraient être d’autres conditions carcérales que celles, moisies, qui grignotent les détenus des prisons lamentables en Belgique. Sujet d’autant plus brûlant dans un pays dont l’état des prisons est décrié par nombre d’observateurs, tandis qu’on continue d’en construire de nouvelles. De quoi alimenter le débat aussi sur la nécessité de l’enfermement et les peines alternatives à la privation de liberté.
Malgré quelques longueurs (la pièce dure presque deux heures), quelques péchés de clichés, quelques passages moins réussis (particulièrement ceux sur la vie de Vincent), le spectacle est percutant et donne finement à penser grâce à la mise en situation simple de personnages bien choisis. La geste et la voix des comédiens est frappante de réalisme, la mise en abyme est intelligemment construite, et valorisée par une scénographie sobre mais efficace. La perspective documentariste de cette pièce de fiction aspire le spectateur dans l’observation presque scientifique de ces humains placés dans un jeu particulier où se mêlent la banalité de l’existence et la férocité de la tragédie.
Sans surprise, la pièce est un succès. Courez-y vite avant qu’elle ne soit tout à fait complète.