La Grande Verdure de Lucie Heder
Un éden de mots sous surveillance

Traductrice d’allemand devenue jardinière et animatrice d’ateliers d’écriture, Lucie Heder s’est peu à peu frayé un chemin singulier dans la littérature. Après deux nouvelles remarquées1, accompagnée d’une bande-son de Moonkimoonki, elle signe en septembre 2025 son premier roman, La Grande Verdure, publié aux éditions La Volte. Un texte à la fois troublant et inventif, où la science-fiction se mêle à une réflexion profonde sur le langage, l’écologie et notre manière de faire société.
Au sein de la grande verdure, cette communauté de femmes qui sont parvenues à survivre dans un monde post-apocalyptique, Lierre Hélix ne trouve plus sa place. Elle qui a tout vécu, tout traversé, qui a dû voir le monde s’écrouler et qui s’est battu pour le faire renaître, ne sait plus où elle en est. Perdue, elle fuit ses compatriotes, en quête de réponses et, peut-être, d’une autre solution.
Quand le monde s’est écroulé, il a fallu changer. S’adapter aux catastrophes climatiques, aux pluies torrentielles qui noient et ravagent tout, ces tempêtes de sable qui abîment et mettent en danger. Il a fallu faire autrement. Est alors née cette petite communauté, perchée en hauteur, loin de la terre trop polluée et des coulées de boue : la grande verdure. Lierre a fait partie de ces pionnières, celles qui sont à l’origine de tout. Elle a contribué à la création de cette communauté et de leur charte, mais aujourd’hui, elle change. Elle est autre, ses valeurs se sont éloignées, elle a bifurqué. Mais comment partir et tout quitter, quand la seule chose qu’on croit exister se trouve ici ?
« Et si je n’étais pas la seule à avoir un problème avec la charte ? Cette charte écrite dès que la survie a été possible dans cette éco-résidence perdue dans le nulle part des événements. Qui édicte des principes très fermes. Chaque logis est lié à la charte de la grande verdure. Chaque conversation est une plante. Les conversations sont divisées en catégories botaniques. Pour que la moindre conversation ait lieu, il faut que la plante adéquate soit offerte ou déjà sur place. La plante est la conversation, la conversation ne doit pas dépasser la limite de la plante, la conversation doit chercher à adopter la forme de la plante. La grande verdure est une société basée sur l’accès égal aux ressources et l’accès égal à la communication. »
Dans un monde trop dur, où la survie importe plus que tout, les humains n’ont plus la place pour le conflit, les cris, la douleur des mots. Il faut rendre la communication plus efficace, moins dangereuse, il faut privilégier la résolution pour permettre de se concentrer sur ce qui compte : la culture, l’eau, l’air, nous. Pourtant, face au temps qui passe, Lierre se rend compte de l’ineptie : cette société qui voulait donner la parole à tous, une parole simple mais pas simplifiée, une parole contrôlée mais libre, n’évolue pas. Le monde se remet en place, la communauté va bien… mais rien ne change.
« Vous vouliez construire un groupe solide qui soit ensuite capable de faire de l’accueil, vous disiez. Mais le groupe n’a jamais fait autre chose que se recroqueviller sur lui-même. D’abord les règles de conversation, chaque conversation est une plante, puis la fermeture, les tours de garde, les raids pour terroriser d’éventuelles errantes et les éloigner d’ici, puis les drônes [...] Comme si, pour ne pas souffrir, il fallait en permanence garder le contrôle ! Mais vous souffrirez quand même. »
Cet ouvrage de Lucie Heder nous interroge : sur le langage, sur ce qu’il peut avoir de violent et ce que la violence peut avoir de nécessaire. Car s’il y a bien une chose que Lucie Heder maîtrise, c’est ce jeu de langage, cette faculté à maîtriser la langue pour décortiquer et montrer ses failles et ses subtilités. Elle nous tire avec elle dans un monde où cette langue, bien trop complexe, est simplifiée grâce au langage des plantes. Un langage qui a été travaillé, pensé et créé pour permettre une communication émotionnelle saine. Et pourtant, Lierre l’a bien compris, ce système basé sur la raison, le raisonnable, cette communication cadrée ne protège pas de la subtilité humaine. Elle ne protège pas de l’hypocrisie, de la méchanceté, de la dureté, et de l’incompréhension.
« Les plantes n’offrent pas de remède. Vous me direz qu’elles aident, dans le sens où elles posent le cadre émotionnel de la communication. Qu’elles aident à se prémunir des émotions. Mais elles ne nous protègent pas de l’incompréhension. Rien ne nous protège de l’incompréhension, si ce n’est le travail peut-être, le travail de l’écoute, une sculpture de l’oreille et du corps, une posture toujours à redéfinir. »
Ce langage est bancal, et par sa structure, il enferme, il bloque, il exclut même les inadaptés du langage des plantes. Il est la première barrière que l’humain place entre lui et son prochain.
L’autrice nous questionne aussi sur notre capacité, en tant que société, à accueillir l’autre, l’étranger, et notre acceptation de la fermeture à l’autre, du rejet dont on est témoin. Car Lierre, elle, n’accepte pas, et elle en paye le prix fort. Elle quitte sa communauté, sa famille, sa vie, pour se séparer d’une idéologie qui ne lui convient plus. Elle donne à ses convictions la place principale au cœur de sa vie, mettant en lumière nos failles éventuelles. Comme Lierre, seriez-vous capable de tout quitter, à cause d’un langage qui tourne en rond et ne permet plus de communiquer correctement ses émotions, à cause d’une société qui fonctionne et pourtant qui se renferme sur elle-même ?
L’autre signifiant ici aussi bien l’étranger, venant de loin, que celui qui nous côtoie chaque jour et qui est différent. Celui qui dénote, qui sort du nous et qui dès lors poserait problème. Lorsque Lierre rencontre Sable, cette autre si proche et pourtant si loin, c’est tout l’enjeu de l’accueil des différences de l’autre qui se joue. Aussi celui de ne pas modeler l’autre à sa guise, pour le faire entrer dans le moule de nos convictions. L’enjeu du faire société sans détruire l’individu.
« La cachette de Sable percée à jour. Sable exposée à la grande verdure. Sable confrontée aux règles et aux fonctionnements. Sable forcée dans un moule étroit et étriqué. Sable qui ne coulera plus jamais. Sable transformée en pierre. »
L’autrice nous projette dans un univers curieux, rendu étrange grâce à sa plume, et pourtant percutant de réalisme. L’écologie est au cœur de ce monde post-apocalyptique qui a presque disparu et qui pourtant laisse apercevoir encore des êtres curieux, tous différents, plus ou moins en harmonie. Ces êtres, ce sont des femmes, presque exclusivement. Car à la grande verdure, le féminin l’emporte sur le masculin, et la plume de l’autrice nous le montre avec brio : « Sable se redresse doucement et s’assoit en tailleuse » ; « ou alors que celleux qui s’y sont installé.e.s ont été pris.e.s d’une lubie particulière » ; « Il y a comme un silence de mortes ». On se prend au jeu de repérer les touches féministes dans ce langage nouveau. Lucie Heder parvient à faire se rejoindre le fond et la forme, pour le plus grand plaisir des amateurs de littérature. Dès lors, dans une société qui cherche l’unification et la communauté à tout prix, le nous est omniprésent.
« Nous avons accepté que nos terrasses soient des presqu’îles. Me voilà encore à parler au nous. Comme si je n’avais pas encore coupé le cordon avec la grande verdure, malgré tout ce qui vient de se passer. »
L’autrice va même jusqu’à se la jouer Lewis Carroll, en créant de nouveaux mots, des mots-valises qui font sens : « Je me lentaccroupis », « Je prends une profonde silenspiration ». La force de cet ouvrage passe donc aussi par la qualité de son écriture. Si les sujets sont contemporains, complexes, travaillés et touchants, la plume, elle, est fournie, truffée de secrets, charmante. Cependant, elle a pu parfois me laisser perplexe, surtout au début de ma lecture. Rentrer dans l’histoire aura été laborieux, il m’a fallu relire plusieurs passages pour en comprendre la complexité et encore aujourd’hui je suis certaine d’avoir laissé passer de belles choses.
Ce livre est un petit objet de curiosité, qui frappe par son originalité et vous promet un voyage décoiffant au sein de La Grande Verdure. Finalement, Lucie Heder pose une question qui résonne en moi : « Je me demande, est-ce qu’on peut fabriquer des collectifs qui n’entrent pas dans des luttes pour le pouvoir ? »