Là où le soleil se couche
Une aurore contre tout espoir ?
C'est en prenant le risque de faire face à la violence du monde en ce qu'il a de plus insoutenable que la compagnie L’acteur et l’écrit porte la pièce Là où le soleil se couche d'Axel Cornil, mis en scène par Frédéric Dussenne, en cherchant à frayer les voies d'une alternative.
Comment raconter ce qui nous dépasse ? Comment témoigner d'une crise dont on ne voit pas le bout ? Quelles sont les issues pour sortir de l'impasse tant politique que existentielle dans laquelle nos vies semblent prises ? C'est en prenant le risque de faire face à la violence du monde en ce qu'il a de plus insoutenable que la compagnie L’acteur et l’écrit porte la pièce Là où le soleil se couche d'Axel Cornil, mis en scène par Frédéric Dussenne, en cherchant à frayer les voies d'une alternative.
Une pièce insupportable, dirais-je, pour commencer.
Par les éclats de voix.
Les cris.
La saturation permanente de l'espace.
Les répliques d'une violence ininterrompue qui empêche toute nuance, comme toute douceur.
Insupportable tension dans ces rapports familiaux sur fond d'un monde qui se délite.
Le nôtre, peut-être.
Le domaine est au bord du gouffre.
Les êtres s'entredéchirent lorsque l'ordre des choses vacille.
Il y a une chaîne qui menace de se briser.
D'ailleurs, elle a déjà déraillé.
La lignée des viticulteurs ne donne plus que des fruits pourris.
Le décor tient tout entier en une structure de métal et de bois qui partage en deux le plateau, comme si la villa où se joue la pièce était réduite à son ossature la plus nue. Et Clara (Héloïse Jadoul), la dernière représentante de cet univers de dur labeur, attend d'être débarrassée du fardeau des vignes. Son frère, Francis (Renaud Tefnin), rentre au pays avec sa fille, Sun (Marie Phan), dont la mère est devenue actrice porno. Il parle un anglais new-yorkais où l'argent est l'unique valeur. Trader désargenté, il est revenu pour réclamer son dû. Depuis la mort du père, il exige sa part du gâteau. Et ne se résout pas au refus catégorique de sa sœur, ni de son beau-frère Camille (Jérémie Siska), une sorte d'histrion alcoolique qui était son meilleur ami, ni de Marie (Martine Wijckaert), sa mère à la franchise cruelle, ni de personne qui lui barrerait la route.
La mère, bien sûr, finira par céder.
Insupportable agressivité des uns envers les autres.
Redoublée encore par l'arrivée impromptue d'un étranger, Mahmoud (Jérémie Zagba), émigré clandestin.
Jeune homme noir et musulman, trouvé blessé, dans la forêt, par Sun, qui l'invite dans la villa.
Cet hôte dévoilera la folie d'exclusion de ces propriétaires tout en révélant, dans le même temps, leur désir ambigu de posséder ce qui leur échappe...
C'est tout l'imaginaire du colon qui est passé au crible.
Et pourtant, cette tension est nécessaire, on s'en rend compte.
Pour faire craquer la langue ; sauter les verrous des clichés.
Pour donner à entendre une autre musique, un autre langage que les discours proférés par ces voix domestiques toutes chargées d'histoire, et donc de mensonge.
Tout se passe comme s'il fallait, au fond, en passer par là pour confondre la vérité et laisser place aux apparences.
Car, en parallèle de cette histoire vernaculaire aux allures mythiques, ce récit d'un patrimoine franco-français qui ne résiste pas aux assauts de l’incertitude moderne, surgit une autre scène.
Un autre espace sur lequel se déploie une réflexion, ou une performance, sur les pouvoirs et les limites du théâtre à l'époque des « catastrophes » climatiques et des « crises » migratoires. Sous la forme d'un entretien presque télévisuel mené par la présentatrice (Brandon Kano Butare), un autre processus de « caricaturisation » se joue. C'est Claus (Jérémie Siska), incarnant l'artiste et son projet mégalomane, cette fois, qui s'y expose. Le metteur en scène prétend confronter la fiction au témoignage pour dominer tous les registres du réel. Chassé-croisé entre Sylvia (Héloïse Jadoul), en posture de comédienne, et la parole d'Amine (Jérémie Zagba), en position du réfugié. Et c'est le vide du spectacle qui apparaît, mettant la pauvreté des intentions à nu comme si la complexité de l'âme humaine pouvait se réduire à un rapport d'activité pour l'éducation permanente.
À contre-pente, l'insupportable emprunte résolument les voies de la métamorphose.
C'est le chant, ici, qui le permet.
Chansons grivoises ; chansons pour boire.
Danses rituelles, magie.
L'esprit du vin y est célébré.
Comme les comédiens sont venus en ligne dansante sur le plateau, entonnant l'hymne à la dive bouteille, le leitmotiv des troubles bienfaits de la boisson reviendra tout au long de la pièce.
Accompagnant la course du soleil qui se lève et se couche sur la zone.
Une terre disputée entre les propriétaires et ceux qui la travaillent, ceux qui l'habitaient hier et ceux qui la traversent aujourd'hui.
À qui appartient-elle ?
Comment la partager ?
Comment en vivre ?
Le fabuleux aède (Benoît Van Dorslaer), une sorte de Dionysos ou de Bacchus immémorial, anime le drame, porte la charge du mystère. Il scande les didascalies comme autant d'images cinématographiques. Une couronne de vignes sur le crâne, les yeux clairvoyants d'un aveugle, le vieil homme pourrait être aussi bien le poète Homère que quelque clochard céleste des rues d'une métropole. Tantôt imitant les bruits d'un paysage du Sud de la France, tantôt mimant la lutte des gladiateurs antiques, ses grimaces donnent à voir les tableaux sanglants d'une Renaissance quasiment oubliée. Mais il est là, guettant les signes, interprétant les mouvements des comédiens d'un œil complice et sans jugement.
Il regarde ce qui se joue.
Le destin fait le reste.
Le soleil poursuit sa course.
Et si la mort n'était qu'un exutoire pour que la parole se libère ?
Qu'une condition pour que l'insupportable puisse se dire, et, par-là, changer de camp ?
Pour que l'homme puisse, le temps d'un instant, se dégager des pièges de l'identité, faire front à l'assignation raciale ou genrée, reconquérir sa communauté avec l'espèce comme avec lui-même.
Et si l’expérience d’un sol partagé pouvait déboucher sur un communisme du vivant...
Dans cette histoire irréconciliée, dirais-je qu'il y a encore de la place pour le salut ?
Non sous la forme d'une réparation peut-être, mais plutôt d'une blessure dont il s'agirait de prendre soin.
Qui sait ?
Par la mémoire des fantômes et le feu des sacrifices consentis.
Alors la vigne pourra repousser, et le vin couler à nouveau pour les générations qui viennent.
Enfin, il y a autre chose, qu'il faut nommer.
C'est l'adresse.
Là où le soleil se couche.
Rue du Trône, 125, 1050 Ixelles.
À deux pas de la Place du Luxembourg et du Parlement européen.
Il y a :
Ce squat - occupé légalement par le biais d’une convention d’occupation temporaire - qui héberge des familles avec et sans papiers ainsi que des associations. Il est en train de devenir une sorte de tiers-lieu artistique et culturel.
Dans ces énormes bâtiments, de multiples espaces cohabitent et amènent naturellement des occupations diverses : camp de base pour une production de film, fanfares, artist commons, collectifs des livreurs à vélo, ateliers de marionnettes, etc.
Et c'est peut-être dans ce choix de faire commun qu'autre chose se joue, un risque à la mesure de l'insupportable vol qu’est la propriété, une tentative de dépasser la domination.