L’apparence du vivant , paru le 05 janvier 2022 aux éditions Inculte, est le premier roman de l’écrivaine belge Charlotte Bourlard. Elle introduit le lecteur dans une ambiance déconcertante où l’horreur est décrite avec placidité. Une seule recommandation : âme sensible s’abstenir !
L’apparence du vivant , constitué de passages descriptifs et réflexifs mis les uns à la suite des autres, dépeind la vie d’une jeune femme qui partage volontairement son quotidien avec deux personnes âgées, madame Martin et son mari, dans leur ancien funérarium à Liège. Dès les premières pages, le caractère malsain de la situation se fait ressentir : leur vécu est crûment décrit, la vieillesse est abordée sous l’angle de la laideur, et un secret, aux intentions douteuses, se tapit déjà sous cette lourde réalité monotone.
« Je veux dormir. » Elle se répète en boucle jusqu’à ce que je lui file des somnifères.
« Il n’est pas encore 18 heures madame Martin. » Elle me regarde avec ses grands yeux gris qui veulent mourir. Je relève la manche de sa chemise de nuit à la recherche d’un endroit où piquer. Ses veines sont tellement usées qu’elles se sont enroulées autour de ses os.
« Ça fait combien de temps que tu me supportes ?
- 10 ans madame.
- Ça t’a plu ? » Je la pique dans le cou. Elle se détend. On dirait presque qu'elle sourit.
Le style de Charlotte Bourlard participe au maintien d’une tension narrative sous-jacente. Son écriture est incisive : les phrases sont courtes, les mots précis, il s’en dégage un discours net, efficace et désaffecté. Elle raconte l’épouvantable avec élégance et ça fait froid dans le dos. Elle n’hésite d’ailleurs pas à décrire avec finesse et cruauté les séances de taxidermie effectuées par la narratrice.
« Utilise tes dix doigts. »
Je désarticule les membres antérieurs au niveau des épaules, puis je décolle la peau le long de sa colonne vertébrale jusqu’à sa nuque. Il reste à dégager la tête. C’est la partie la plus fragile. Chaque geste risque de l’abîmer. La précision est une question de volonté.
Les oreilles d’abord, que je dénude doucement avec une grosse pince à épiler jusqu’au conduit auditif. Je le sectionne d’un coup de scalpel. Je rabats la peau et j’arrive à la bordure des yeux, qui est l’étape la plus délicate. Il faut sonder l’orbite blanche et gluante pour ne pas blesser les paupières. J’incise deux petits cercles en rasant d’aussi près que possible les globes oculaires. Ma main tremble, une seconde à peine, une infime secousse qui m’a échappé et qui ne pardonne pas. Madame soupire, agacée. Il faudra recoudre la paupière et ça se verra. Je réclame une pause. Elle refuse d’un signe de tête. « Concentre-toi. »
Cette pratique est omniprésente dans l’histoire. Madame Martin apprend tous les codes de cet art à sa disciple qui s’y applique avec diplomatie puisqu’elle sait qu’elle devra lui faire honneur au moment venu. Entre ces deux personnages, un pacte a été convenu et Charlotte Bourlard ne le cache pas à ses lecteurs. Dès le début, des indices permettent d’imaginer le pire. Complice des pensées et des actions de la narratrice, le lecteur est entraîné insidieusement dans une histoire d’horreur qui s’affirme de plus en plus assurément.
Ce livre met en scène des protagonistes dont les sentiments sont obscurs, motivés notamment par l’opportunisme ou encore la vengeance. La narratrice est froide et lugubre. Elle a un rapport particulier à la mort et à l’image, prenant notamment du plaisir à photographier des personnes âgées nues. Et bien que des descriptions de son passé aident à comprendre sa part de noirceur, elle continue à déstabiliser avant tout. C’est d’ailleurs cette noirceur qu’elle partage avec madame Martin, fondement exclusif de leur lien. Il faut tout de même souligner qu’à deux, elles prennent soin du mari, gisant sur son lit depuis un accident brièvement décrit, et cela entre deux séances de taxidermie.
Dans L’apparence du vivant, Charlotte Bourlard éveille et saisit la curiosité morbide. Elle propose d’entrer dans un univers macabre où la psychopathie de ces deux dames sera peu à peu révélée ainsi que l’assouvissement de leurs pulsions, et cela au-delà des apparences… Un roman dont il est difficile de faire abstraction une fois la dernière page tournée.