L’Autre Projet de Laure Lapel
Une consultation en crinoline

Mais qu’est-ce donc que L’Autre Projet de Laure Lapel, présenté au théâtre Océan Nord dans le cadre du festival Espèces d’Espaces ? Cette réflexion sur l’inscription de l’urbanisme dans le débat démocratique entraîne le public dans une mise en pratique de la parole qui opère bel et bien par-delà la scène.
Quel est le « projet » ? Et en quoi est-il « autre » ? Nous sommes accueillis dans un espace au sol grillagé divisé en deux gradins qui se font face. Un binôme d’architectes-paysagistes-ballerines anime une consultation avec le public : Simon et Yasmina. Petit à petit, nous serons amenés à y participer en intervenant dans la discussion à travers un protocole strict. Après avoir levé la main, nous pouvons soit poser une question ; soit faire une suggestion ; soit encore formuler une critique – à laquelle il est d’emblée précisé qu’aucune réponse ne sera apportée. Chaque prise de parole doit se murmurer à l’oreille d’un des animateurs qui se charge ensuite d’en rendre compte à l’audience. L’objet de la réflexion sur laquelle on nous propose de nous prononcer est de placer une chaise au centre de l’espace.
Dans un premier temps, il nous est demandé d’imaginer la « chaise idéale ». Très vite, cependant, c’est la forme même de la discussion qui est questionnée par les spectateurs et spectatrices : Qui sommes-nous pour nous positionner ? Où cette chaise va-t-elle être placée ? Comment veiller à ce que son assise soit assurée ? Pourquoi faudrait-il que cette chaise soit debout et non couchée ? Et pourquoi une chaise et pas un pouf, ou un banc ? Les réponses qui sont tour à tour apportées à ces interrogations imitent les éléments de langage de l’urbanisme le plus moderne : il s’agit de placer cette chaise au milieu, car c’est le centre, et qu’il faut s’ancrer ; que nous avons toutes et tous une pratique commune de la chaise et que, sur cette base, nous sommes en mesure de « co-construire » la chaise idéale.
Chaque interaction est l’occasion d’un temps durant lequel Yasmina ou Simon absorbent la pensée d’une personne du public en lui apportant toute son attention. Moment de suspens où se dévisagent les interlocuteurs et les interlocutrices avant que l’idée soit mise en commun. Cependant, cela n’a rien d’une rencontre. Il y a toujours un « dispositif » qui nous sépare. Et il n’est pas possible de s’exprimer soi-même pour faire entendre sa voix. Cette forme fait vaciller sans cesse la frontière entre le réel et sa représentation ; ce qui tient de la performance artistique ou du débat politique. On prend conscience que l’enjeu de cette pièce est d’interroger la notion d’espace public et la manière dont il est travaillé par différentes logiques économiques, politiques, techniques, qui ne permettent jamais réellement aux habitants d’une ville de décider démocratiquement de sa gestion. Mais ce qui est mis en lumière est aussi la façon dont on peut ou non devenir acteur d’un processus de ce genre et ce qu’il y a à attendre de ce type de participation lorsqu’ils sont pilotés par des intérêts opaques. La question est d’ailleurs posée de savoir qui sont Yasmina et Simon et par qui ils sont payés. On apprendra que le premier travaille comme indépendant pour la société privée « Faisceau » et l’autre pour l’État, à travers différents financements liés au fédéral comme au régional.

Ce qu’il y a de troublant dans cette expérience de jeu pour le spectateur, c’est que l’exercice d’improvisation du comédien et de la comédienne parait si délicat et si fragile, parce que dépendant des réactions du public, qu’on ne veut pas confronter une forme artistique en train de se faire, alors que la réalité dont elle témoigne a tout lieu d’être sabotée. Et qu’ils fournissent, en quelque sorte, les éléments pour le penser sans permettre toutefois que cela puisse se traduire concrètement en actes. Telle est l’impasse voulue du dispositif que le « bouche à oreille » cristallise comme un rappel à l’ordre insidieux par son apparente proximité. On aimerait transformer le rapport en complicité mais cela demeure lettre morte par l’organisation même de cette mise en scène.
Un fil se tisse entre la satire sociale et le théâtre documentaire dans lequel nous sommes nous-mêmes parties prenantes. Et l’on en vient à ressentir comme le désir paradoxal d’accompagner ce qui émerge plutôt que de s’y opposer, malgré nos réticences à un cahier des charges tout ce qu’il y a de plus problématique. Est-ce pour autant une adhésion ou un consentement au « projet » ? Pour chaque spectateur ou spectatrice, ce qui est éprouvé doit cependant varier ; et d’une représentation à l’autre, les dynamiques changer en fonction des interventions de la salle. Une fois compris que la consultation n’est qu’un processus de façade et que les oppositions sont neutralisées, se pose la question de jouer le jeu ou de se rebeller contre le dispositif. Est-on alors observateur de ce qui se déroule ? Simple témoin ou participant actif ? C’est la place du spectateur et de notre propre responsabilité qui est ainsi mise en jeu. Comment traduire, exprimer, matérialiser notre désaccord sans qu’il mette en péril la pièce ? Jusqu’où va l’empathie avec les comédiens qu’on sent derrière les personnages qu’ils incarnent ? Mais, déjà, cela reprend son cours.
On nous assure que la « chaise » sera placée quelle que soit l’issue de la consultation. Et, bientôt, nous sommes amenés à imaginer les possibilités pour « revitaliser » une place dans un quartier populaire. On nous demande de « définir le territoire » afin de planter un décor qui sera ensuite contrôlé à l’aide de caméras de sécurité, et les chênes centenaires étêtés pour une visibilité optimale. Peu importe qui sont les personnes qui habitent les alentours ou ce qu’elles en pensent. L’objectif, évidemment, est de « rendre l’espace public agréable ». On nous dira que ce projet vise le quartier QIN, dans le nord-ouest de la ville, délimité par le Canal, à l’ouest, et la voie de chemin de fer, à l’est. Un ancien bassin industriel dans lequel la technologie s’alliera bientôt avec l’écologie pour le plus grand bonheur de tous·tes… après s’être débarrassé des nuisances causées par le trafic de drogues, grâce, entre autres, aux ronces des mûriers.

Un minuteur décompte le temps qu’il reste sur le bord du plateau. Celui-ci arrivé à zéro, la consultation sera terminée et les interventions ne seront plus autorisées. Des parenthèses sonores interrompent à deux reprises le cours de la discussion. Les architectes-paysagistes se transforment alors en ballerines aux vêtements colorés branchés-rétro et jouent avec la lumière, dansant comme au-dessus du vide dans une chorégraphie bizarre. Des mouvements qui apparaissent comme autant de tentatives de donner du sens à ce qui en est complètement dénué. Comme si le corps cherchait à s’inscrire dans un espace vidé de tout ce qui pouvait le rendre public. Pantomime d’une cité où le commun a été privatisé une fois pour toutes et le dialogue entre égaux rendu impossible. C’est bien, en définitive, la situation de parole au cœur de L’autre Projet qui interpelle. Qui décide de quoi ? Pour qui ? Si ces questions restent sans réponse, c’est que la machine urbanistique se charge, chaque jour, de creuser le trou de nos aspirations à autre chose. Lorsque le tissu blanc qui avait été déroulé pour couvrir le sol grillagé est retiré et ré-enroulé lentement par Simon et Yasmina avant le noir final, nous sommes laissés face à nous-mêmes. Comme en attente d’une parole ou d’un geste qui pourrait nous sortir de là. Moins une question de chaise, donc, que de lieux où se rassembler. Moins une volonté d’être au centre que d’habiter les marges. Libres enfin d’inventer des bancs, des poufs, des divans où s’asseoir et refaire le monde.
Prochaines représentations le samedi 26 et le dimanche 27 avril 2025