Fin décembre, la Compagnie Agora Théâtre proposait au Jaques Franck une adaptation du Petit théâtre de Hannah Arendt , un spectacle pour enfants sur les loups qui menacent notre monde de tous temps et sur la liberté...
Sur l’affiche, un renard avec deux globes pour les yeux.
Deux mappemondes pour voir.
Il nous fixe, cet animal-là ?
Et qui est-il, au juste ? D’où sort-il comme ça ?
Avec le loup, il est l’un des personnages clés du Petit Théâtre de Hannah Arendt qu’on jouait au Centre Culturel Jacques Franck, dans la commune de Saint-Gilles, en ce dernier week-end de décembre.
Dans les autres rôles, Hannah et Hannah.
Femme et enfant ; mère et fille ; corps et âme.
Voici la célèbre penseuse juive allemande exilée aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale.
Celle qui a dit des choses. Qui en a écrit aussi. Qu’on a parfois comprise. D’autres fois moins.
Mais s’est-elle toujours bien comprise elle-même ?
Comme en ce soir d’hiver 1975, au crépuscule de sa vie.
Elle s’apprête à quitter la scène en travaillant sur un dernier bouquin où il sera question du « sens des mots ».
Et en effet : qu’est-ce qu’une image ? Qu’est-ce qu’une affiche ? Qu’est-ce qu’un renard ?
Ou encore : qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est-ce qu’une bête ? Qu’est-ce qu’il fabrique, ce loup ?
On dirait que ces questions poursuivent Hannah depuis l’aurore.
Et même bien avant sa naissance.
En Grèce déjà.
Tout le monde joue sur l’agora, à commencer par les deux comédiennes, un comédien et deux musiciens.
Et chacun d’entre eux se demande ce que c’est que de jouer un rôle sur l’agora avec cette Hannah Arendt.
Peut-être que cela permet d’interroger les formes de la liberté ?
Les figures qu’elle prend tour à tour à travers l’Histoire et les évènements qui la sculptent ?
En Grèce Antique, déjà, avec le trio de têtes : Socrate, Platon, Aristote. Grands amis et fidèles compagnons de la petite Hannah depuis qu’elle a commencé à penser.
Mais quand est-ce que ça commence, cette affaire ?
Sur un choix ? Une décision ? Une rencontre ?
L’homme est double, privé-public, il se dédouble.
Il donne sens à son existence dans l’ombre de sa solitude et à la lumière de la Cité.
L’homme s’assemble, se divise, se débat, ne se ressemble jamais autant que dans le combat.
Il s’organise dedans-dehors, cahin-caha.
Arendt s’intéresse à cela depuis l’enfance de sa pensée : ce mouvement de cache-cache entre agir et réfléchir.
L’homme est un animal parallèle, on peut le croiser pour rire au coin d’un bois, et lorsqu’on le perd de vue, souvent il étonne par ses métamorphoses.
Hannah ne cesse de devenir ce qu’elle a été, ce qu’elle sera.
Quant à ce qu’elle est ?
Le renard, lui aussi, est curieux du Vrai, du Beau, du Bien, du Mal – mais il préfère de loin questionner à l’abri, dans son terrier.
Arendt, elle, habite le monde, chemine dans le vent, risque sa sécurité à chaque pas sur la terre et sous le ciel… un peu aussi dans les bibliothèques.
Et le loup ? Un barbare ? Un dictateur ? Un oligarque ?
C’est l’appétit de pouvoir personnifié, l’agent du néant, celui qui tente d’envahir la cité, d’occuper toute la place avec ses dents.
Il y a donc une guerre qui couve là-dessous ; qui parfois éclate.
Et il s’agit d’apprendre à résister.
Du moins, de distinguer entre obéissance et insoumission, entre lâcheté et courage.
Arendt avance, entre.
Elle se tient au cœur battant du problème.
Juive, déracinée, c’est le visage de l’âme dans le dos de l’époque.
Et lorsque la langue voyage, l’écriture déplace des montagnes, renverse les murs.
La compagnie germanophone Agora, basée à Saint-Vith, fait passer cette voix d’une frontière à l’autre.
Il faut qu’une oreille l’entende.
Et si l’oreille ne peut plus suivre, si la surdité menace, nous aurons encore des yeux pour voir.
Deux globes, deux mappemondes pour fixer la scène.
Pour déchiffrer les lettres que tracent ces corps dans le paysage de l’esprit.
Et nous aurons nos mains pour le défendre, couvrir la flamme.
Pour serrer la lumière, nos bras ; nos souffles pour attiser les braises.
Nos jambes, oui, pour arpenter cet espace de rêve où la parole arrive, se donne, s’en va.
Ce petit théâtre est d’une urgente nécessité.
Puissent d’autres enfants avoir la chance de le connaître en 2020.
De le goûter.
Et, sait-on jamais, de s’y reconnaître.