Le sorelle Macaluso d’Emma Dante
Le sorelle Macaluso d’Emma Dante est un film qui bat à la mesure de la vie, des événements qui la ponctuent, qu’ils soient heureux, tragiques ou insignifiants. Une prose italienne sur le temps qui passe.
Il y a les films qui ne racontent rien, ceux qui racontent peu ou pas grand chose. C'est pourtant difficile de ne pas raconter grand chose sans que ça ne paraisse vide mais c'est ce que fait Emma Dante avec Le sorelle Macaluso (les sœurs Macaluso).
Dans cette adaptation de sa propre pièce de théâtre, Dante filme cinq sœurs à Palerme, à trois moments différents de leur vie. On est invité dans cette maison reçue en héritage, d’abord pleine de lumière, de couleurs, et du bruit des chamailleries sororales. Pleine de vie en somme, d’existence bruyante. Elles n’ont plus qu’elles, à cinq : elles sont une famille soudée malgré les discordes et les compétitions (presque naturelles ?). Jusqu’à la disparition de l’une d’entre elles, celle qui partira en premier. On quitte la maison, des années plus tard, dans une lumière presque bleutée. Les couleurs ont terni et les murs aussi. Tout y est d’un calme presque absolu, interrompu par les murmures et les injonctions brèves des déménageurs.
Dante filme les riens, les déchirures avec énormément de poésie. Le montage plein de suggestions et de parallèles lyriques parvient à parler d'un quotidien sans lenteur, sans redondances, sans errements. Les blessures, les drames, les renoncements et ce noyau familial explosif qui tient, malgré tout, de lieu de refuge à travers le temps qui passe. Quelle plus belle image de l’écoulement du temps que ces traces immaculées laissées sur les murs par les meubles que l'on déplace après des années? Elles incarnent les fantômes assis en spectateurs sages de l'existence. La maison se délabre comme les corps vieillissent et ce n'est que ça. Des scènes aux images organiques comme les tempêtes intérieures de la culpabilité, de la jalousie ; tout se dévore, tout est vorace comme elle : l'appétit de la nourriture, du sexe, ce baiser langoureux, toutes ces choses du corps qui rappellent cette quête insondable du vivant, se sentir vivre malgré...
Ces oiseaux qui peuplent l'écran, présents comme les meubles qui témoignent, de quoi sont-ils le symbole ou les prémices ? Sont-ils annonciateurs du malheur comme chez Hitchcock ? Ou de la continuité de l'existence, de la vie qui surpasse, imperturbable malgré les événements qui la ponctuent ? Le roucoulement des spectres dans les corps esseulés ? « Nourrice, comment fais-tu pour vivre dans les ruines de ton corps avec les spectres de ta jeunesse ? » demandait Médée (Médée-Matériau de Heiner Müller) , ainsi on pourrait poser la questions aux Macaluso, que le temps décompte. À leur jeunesse explosive mais solidaire, à leur vieillesse vide mais qui préserve les liens… les seuls qui restent à l'épreuve du temps et au-delà.
Transportés par le vent de la mer qui traverse l'écran, par la poésie des petites choses et même leur vulgarité, par le grotesque, par les rides, par les premiers émois et évidemment aussi par cette bande son qui rend hommage à la chanson italienne si particulière mais qui offre des vers sublimes comme ceux de Battiato. On est là, invité à ressentir et à regarder et non pulvérisés, anesthésiés, écrasés par le tape-à-l'oeil mainstream qui nous donnerait plus l'impression de sortir d'un car wash que d'un cinéma.
On nous laisse le temps de voir, de comprendre et d'infuser. À contre-courant de notre époque où, justement, on ne prend plus le temps de rien.