Même si son nom présume quelque chose de beau et chaleureux (merci Marylin), les Filles de Monroe est aux antipodes de son titre. Le récit se déroule dans une vaste cité psychiatrique, où des créatures non identifiables, entre la vie et la mort, luttent dans un univers sombre, désert et pluvieux.
Les Filles de Monroe est un des romans d’Antoine Volodine, sorti en août 2021. Avis à tous ceux qui aiment lire et se détendre : vous risquez d’ être plutôt déstabilisé par cette lecture et même de vous arracher quelques cheveux ! Le résumé m’a demandé un grand effort pour formuler ce qui me semblait clair dans mon esprit et pourtant si difficile à transposer par écrit.
Les Filles de Monroe narre l’histoire d’une terre sur laquelle règne 343 factions d’un « Parti » en pleine obsolescence qui essaye tant bien que mal de réaffirmer son hégémonie et ses idéologies totalitaires. La mission semble perdue d’avance quand on jette un coup d’œil au monde dystopique dans lequel évoluent les personnages principaux : une pluie incessante, une ville désertée avec des bâtiments et des avenues sales, encombrées de crasses, des résidus tombés, de cadavres, de créatures incertaines et d’ordures.
Mais la force de la rébellion n’est pas très loin, enfin dans l’au-delà. Monroe, l’un des ennemis du Parti, défunt depuis un certain temps, entend bien renverser le pouvoir en place et, pour ce faire, depuis le monde des morts, envoie des filles – appelées Filles de Monroe – pour mener à bien son entreprise. Celles-ci accèdent au monde réel en se laissant tomber d’une fenêtre à quelques mètres de hauteur d’un bâtiment de la rue Dellwo, trempée et souillée par l’atmosphère nauséabonde qui y règne et par la pluie qui ne s’arrête jamais. Depuis une cellule avoisinante, Breton et « Je » sont les seuls capables à voir les activités illégales des filles et ce qu’il se passe dans l’obscurité de cette rue. Les sbires du Parti, des brutes épaisses, les chargeront de leur révéler ce qu’ils observent, non sans quelques mensonges. Les péripéties s’enchaînent, d’autres personnages interviennent et la destitution du Parti n’aboutira pas. Les Filles de Monroe se désintègrent, Breton et « je » finissent à la fenêtre comme au début du roman. Belle tautologie.
Un roman post-exotique
Les Filles de Monroe se rattache au courant dit du post-exotisme. L’auteur lui-même est à l’origine de ce « mouvement littéraire romanesque » lancé vers 1990 – à noter toutefois qu’Antoine Volodine n’a jamais voulu être rangé dans un carcan littéraire bien précis et préfère rester inclassable.
À ses origines, le post-exotisme n’était qu’une catégorie vide de sens, laquelle allait être complétée avec le temps par des écrits signés par Volodine et une série d’autres écrivains tels que Lutz Bassmann ou Manuela Draeger (qui ne sont en fait que des pseudonymes pris par Volodine). D’emblée, on peut penser que ce mouvement joue volontiers de la complexité et de l’incompréhension. Mais il y a de plus belles expressions qui le caractérise comme “une littérature de l’ailleurs vers l’ailleurs”. Ce qu’on retrouve également dans les romans post-exotiques. Le caractère polyphonique (le fait qu’il y ait plusieurs voix/plusieurs écrivains) se transpose volontiers dans les Filles de Monroe .
En effet, dans le roman, le point de vue du narrateur en « je » suit plusieurs personnages au gré des chapitres et ne se focalise pas uniquement sur lui. Plus farfelu encore, ce « je » est toujours accompagné de Breton, la frontière entre les deux personnages étant poreuse. Parfois, quand on lit certains passages, on a l’impression que Breton est le « Je » et vice-versa. Si on pousse l’interprétation, étant donné que les deux personnages évoluent, tout au long du roman, dans un centre psychiatrique, on pourrait croire que le « je » est en fait schizophrène et dédouble sa personnalité au travers de deux personnages : le « je » et Breton. Disposés parcimonieusement, certains passages laissent soupçonner la dualité du personnage – qui réagit et se sent concerné lorsqu’on lui dit Breton :
Je crois que nous avons été à la Maison des Cosmonautes en tant que volontaires pour des expériences liées à un voyage dans l’espace-temps, mais, dans les faits, nous étions tombés dans les mains d’une structure secrète du Parti. Je dis nous, mais Breton n’était pas toujours avec moi, et bien des fois je me retrouvais seul en face de Kaytel pour lui faire mes rapports sur les observations de la nuit précédente.
Tu es un drôle d’oiseau, Breton, disait Kaytel. C’est quand même une sacrée aventure qu’on soit obligé de passer par toi pour en savoir plus sur Monroe. Je me rengorgeais. – Qu’on soit obligé de compter sur un détraqué comme toi, précisait-il. Le terme de détraqué me paraissait manquer de rigueur scientifique, mais il en aura fallu plus pour que je me désengorgeasse.
Entre la vie et la mort
Autre aspect des Filles de Monroe qui déstabilise la lecture (et autre caractéristique des thématiques du post-exotisme) : la frontière poreuse entre la vie et la mort. En effet, dès le début du livre qui s’ouvre sur la chute d’une des filles de Monroe dans la rue Dellwo, le lecteur ne sait pas très bien où il se situe. Après sa chute, qui lui a complètement désarticulé le corps, le personnage féminin à la silhouette difforme se relève et boite dans les rues désertées. Cette fille est-elle morte ? Est-elle en vie ? Le récit se déroule-t-il dans le monde réel ou d’en l’au-delà ? Tout ceci trouvera réponse dans la suite du roman et se complexifiera.
En fait, le monde dépeint est le creuset de la vie et de la mort. Des morts-vivants y vivent. Des personnes venues du monde d’après reviennent dans le monde réel, vivants. D’autres, en revanche, une fois morts, semblent rester coincés dans le monde réel. C’est notamment le cas du personnage de Kaytel, un enquêteur du Parti, chargé de résoudre le mystère des Filles de Monroe, qui, après une carrière glorieuse au sein du régime, cherchera surtout à finir sa vie en paix, loin de toute idéologie. Bien qu’il manigançait de disparaître, il finit par se faire tirer dessus en plein ventre par Lola, une fille de Monroe. Il se relèvera (presque l’air de rien), meurtri de douleur, toujours dans le monde réel, trempé par la pluie qui ne cesse de tomber. Au fond, on se demande : personne n’a-t-il donc peur de la mort ? Tous les personnages du roman la côtoient et ne semblent pas en être révulsés. Ils semblent déjà l’avoir acceptée, ainsi que leur sort funeste.
La mort n’était pour nous qu’un territoire annexe, dans lequel nous nous aventurions naturellement, pendant nos transes chamaniques (…) un territoire qui, en fin de compte, nous apparaissait comme un rêve sans importance puis disparaissait (…)
En filigrane du roman, on peut aussi repérer qu’il s’agit d’une critique du Parti et du totalitarisme plus généralement. Autre trait du post-exotisme qui dénonce l’échec des régimes totalitaires et le trauma qui en découle. Tous les personnages rattachés au Parti dans le roman n’ont rien pour eux et incarnent le mal. Kaytel est un enquêteur déchu, qui passe son temps à fumer des cigarettes et à imaginer une combine pour finir ses jours tranquilles. Les sbires qu’il a sous sa subordination ne sont que des brutes sans vergogne. Rien de surprenant, donc, si je vous dis que la dérive et la folie sont aussi des éléments caractéristiques du mouvement post-exotique ?
Les Filles de Monroe est un livre complexe et polysémique qui délivre des messages forts et dénonce la société en général. Tout est absurde et si fort en même temps : les personnages, leurs actes, leur environnement, etc. Rédiger la critique et/ou le résumé de ce livre n’a pas été une tâche facile et l’idée qui se dégage finalement de mon exercice d’interprétation, me laisse perplexe : ai-je réussi à me faire comprendre ou mon texte, lui aussi, est-il difficile à comprendre? Est-ce que je me suis bien exprimée? Et si je recommençais? Belle tautologie.