critique &
création culturelle

Les Oiseaux rares de Theodora et Juliette Armanet

This Is Your Song (128)

Duo absolument inattendu, « Les Oiseaux rares » est issu de l’album Méga BBL qui a fait de Theodora la deuxième artiste féminine la plus écoutée en France en 2025. Comment interpréter les paroles et l’existence-même de la collaboration entre Theodora et Juliette Armanet ?

« Et les oiseaux passent mais tu n’es jamais venu » chantent en chœur les voix mélancoliques de deux artistes aux styles contrastés. À 21 ans, Theodora invite ses influences afro-caribéennes, tel que le bouyon antillais, dans le paysage hip-hop français. Si la majorité de ses morceaux se veulent énergiques et dansants, le superbe « Ils me rient tous au nez » nous avait montré sa part de fragilité. Et voilà que la reine de nos playlists estivales s’essaye au BPM plus lent de l’élégante pop rétro de Juliette Armanet.

Il est difficile de saisir ce que signifient ces paroles joliment écrites et qui sont ces « oiseaux rares ». Une métaphore tissée, du titre au refrain, semble dessiner une relation amoureuse à sens unique, qui passe de l’attente à la rancœur. Le dernier couplet oppose en effet les « corbeaux », entendus comme des partenaires malveillants, à leurs « proies ».

« J’ai vu chanter les corbeaux

J’les ai même vu changer leur peau

Se déguiser pour manger

Nouvelle proie dans nouvelles eaux »

La discrète boucle de piano est surprise par un refrain qui s’envole, porté par la puissance de Theodora. Dans son style délicat, Juliette Armanet lui répond quelques murmures bien articulés. Cette dernière est habituée aux rencontres musicales, de Eddy de Pretto à Eddy Mitchell. Ses paroles intimes s’accompagnent parfois d’une inspiration disco, rappelant une autre époque. On a d’ailleurs adoré sa douce reprise de « Partir un jour » des 2Be3.

Avant leur collaboration, un autre trait qui distinguait les deux chanteuses était l’image que l’on se faisait de leurs publics respectifs. On peut alors se demander si cette rencontre est le fruit d’un heureux hasard ou le résultat d’une forme de gentrification culturelle, qui expliquerait le rapprochement de ces deux audiences. Ce phénomène social décrit le processus par lequel un·e artiste issu·e d’un milieu populaire est soudainement validé·e par les classes supérieures. Par conséquent, les codes culturels véhiculés par son œuvre, originellement liés à des réalités sociales, sont consommés comme une simple esthétique, non sans condescendance. Le succès débordant de Theodora, fille d’exilés politiques congolais, peut être assimilé à ce schéma. Il en va de même pour le rappeur Jul, hier méprisé et aujourd’hui validé par les milieux bourgeois, souvent avec ironie.

Pour bien saisir les conséquences de ce phénomène, il faut savoir que la gentrification définit d’abord le processus urbain par lequel une population plus aisée s’installe dans un quartier populaire, attirée par ses loyers bas et son ambiance. Le prix de l’immobilier grimpe et les commerces locaux se transforment, excluant peu à peu les ancien·nes habitant·es plus modestes. Dans la musique, l’écoute d’un·e artiste par un public privilégié peut effectivement entraver la consommation du public d’origine. Quelle part du public de Theodora a regardé son apparition dans « C à vous » ? Une émission de télévision dont on ne peut pas dire que le choix habituel d’invité·es s’adresse aux auditeur·ices de rap ou de bouyon. L’appétit d’un public aisé peut aussi faire monter le coût des tickets de concert. Face à ce risque, pour son quatrième Zénith de Paris, Theodora chantera devant des places au prix unique et réduit de 25 euros.

Si on ne pensait pas entendre ces deux oiseaux rares chanter ensemble, la raison de ce duo n’est peut-être pas si surprenante. Un détour qui ne change rien à la beauté du morceau que Theodora et Juliette Armanet nous livrent, à ne pas oublier derrière les hits déjà nombreux de celle qu’on surnomme la « Boss Lady ».

Même rédacteur·ice :

Les Oiseaux rares
Theodora & Juliette Armanet
Produit par Genius On The Track
2025
3 minutes

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