L’intime selon Daniel Pennac et Manu Larcenet
La belle idée que voilà ! Inviter le dessinateur de bandes dessinées Manu Larcenet à mettre en images le roman de l’écrivain Daniel Pennac. Auteurs populaires, artistes sensibles, ces deux-là devaient s’entendre. La preuve dans ce projet commun : Journal d’un corps, publié par Pennac en 2012 et revisité par Larcenet en 2013.
Au fond, ma chérie, je trouve drôle d’avoir tenu ce journal toute ma vie. Ce qui ne veut pas dire que je le trouve drôle.
Pourtant, il l’est, ce Journal d’un corps . On y retrouve l’humour de Daniel Pennac, tout en simplicité et en malice, ainsi que sa prose jamais marchandée, son ton toujours humain, sa manière à lui de sonder son espèce. Exemple, lorsque son narrateur de soixante-six ans, dix mois et six jours parle « pollution » :
Sans complexe, Pennac nous livre le journal intime d’un corps anonyme, soit trois cent soixante-quinze pages couvrant soixante-seize ans ; soit un petit garçon de douze ans, décidant de vaincre ses faillites physiques par la consignation rigoureuse de ses observations corporelles, jusqu’à ce que, devenu arrière-grand-père octogénaire, il lègue son auscultation littéraire à sa fille Lison en guise d’héritage posthume. Lison le fait lire à Daniel Pennac qui décide de le publier, ainsi que nous l’explique en préambule ce génial bonimenteur. Nous voilà avec un objet inédit entre les mains, cabinet de curiosités, curiosité de cabinets. Nous voilà témoins privilégiés de toutes les transformations de la matière qui compose ce jeune enfant « mou, blanc, si maigre », puis cet adolescent musclé, empoté avec les filles, puis ce cabinetard accompli rasséréné d’avoir trouvé la femme de sa vie, puis le père étonné par la permanence et la densité de ses enfants, puis le quarantenaire effrayé par les premiers dérèglements de sa chair, puis le papy philosophe, serein scribe des marques infligées par la vieillesse à son corps décadent.
Aucun détail n’est épargné : masturbation, déjections, douleurs physiques, polypes nasaux, acouphènes, mais aussi émois, effrois, émerveillements devant les mystères de la vie. Ce journal intime hors du commun, car affranchi de tout état d’âme, est un inventaire merveilleux et impartial du développement humain, une ode salvatrice à ses dysfonctionnements. Mieux que « l’écorché du Larousse », il ose une exploration intelligente des tracas quotidiens dont on ne parle pas assez.
Cette exploration, Manu Larcenet la prolonge graphiquement dans l’édition publiée chez Futuropolis. Aux expérimentations de l’écrivain répondent celles du dessinateur. C’est que Larcenet est tout aussi passionné par le sujet, comme en témoignent sa série Blast et la lourdeur de ses corps. Alors, il s’en donne à cœur joie dans la mise en dessin (pas l’illustration, il insiste) du roman de son ami. Autant de cris, de déchirures, de hachures, de nervosité, d’aplats noirs impressionnants, mais aussi de douceur, d’humour, de blancs étincelants, de lavis et de traits légers. Sur chaque double page coexistent ces grands messieurs. Deux auteurs nouent un dialogue anatomique tout en conservant leur expression propre : Pennac à la prose aérienne, Larcenet à l’encre diluvienne. Réunis pour le meilleur, ils nous offrent une consultation gratuite souvent osée et jouissive. Celle de toute une vie.
Cet article est précédemment paru dans la revue Indications n o 399.