L’invention de la mer de Laure Limongi
Récit du règne aquatique
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Projetons-nous en 2123. Les humain‧es ont disparu de la surface de la Terre, à leur place, des chimères de différentes espèces aquatiques. L’invention de la mer de Laure Limongi est une fiction d’anticipation qui sensibilise et dénonce les choix, non sans conséquences, pris autrefois par notre espèce. La protagoniste de cet ouvrage, Violeta Benedetti-Ogundipe, une écrivaine chimère poulpe, nous emmène sous la surface à la découverte de deux récits singuliers.
« Si les manuels d’histoires disent vrai, vous êtes encore au tout-plastique, aux énergies fossiles […] sans vous soucier de l’urgence environnementale qui va pourtant vous toucher et toucher vos propres enfants de façon tragique… »
Laure Limongi est une écrivaine corse, ancienne résidente de la Villa Médicis. Dans son travail, l’autrice aborde la transmission de savoirs et de réflexions au travers de l’écriture mais s’engage aussi de manière plus globale à rendre les œuvres artistiques accessibles au plus grand nombre. L’invention de la mer est aujourd’hui son douzième ouvrage, un des plus réussis. L’écrivaine a quelques cordes à son arc : elle est connue pour ses performances, a enseigné la création littéraire à l’université et a également été éditrice durant son parcours. Ceci est une liste non exhaustive des nombreux talents de cette autrice créative et originale. Toutes ces casquettes semblent la guider dans l’écriture de ce nouveau livre où l’on retrouve des références et des recherches détaillées, un engagement certain et une poésie qui offrent à la fois une dimension tangible au récit et nous transportent dans un monde fictif au rythme des ondulations de la mer.
Notre parcours dans ce roman d’anticipation aborde d’emblée les nombreuses causes ayant engendré la destruction de la race humaine ; les obsohumains. Violeta Benedetti-Ogundipe, la « chimère poulpe » qui nous sert de narratrice, parle entre autres des guerres, des déplacements de populations et du regain de multiples maladies qui déciment la population mondiale sans que l’on ne puisse être capables d’en arrêter les ravages. Les scientifiques ont donc dû trouver une solution pour survivre : de là sont né‧es les chimères. Ces nouvelles espèces mi-humain‧es, mi-animal aquatique avaient notamment acquis la capacité de communiquer en formant un langage alliant leur part humaine et celle de l’espèce aquatique dont ielles étaient issu‧es.
L’eau et les créatures qui habitent nos océans sont centrales dans ce récit. Laure Limongi avait auparavant déjà exploré cette thématique en 2019 dans On ne peut pas tenir la mer entre ses mains puis en 2021 dans Ton cœur a la forme d’une île, et sa manière de nous sensibiliser à ce sujet est évolutive. Si dans ces précédents écrits, l’artiste abordait beaucoup la question du vécu insulaire ‒ qui lui est très personnel ‒ dans L’invention de la mer, elle pose les questions qui entourent la protection des océans de manière originale. Laure nous bouscule sans nous culpabiliser et cherche, au travers ce qui semble être son alter ego d’un futur relativement proche, Violeta Benetti-Ogundipe, à donner des clés de compréhension sur nos agissements actuels et leurs possibles conséquences.
« Cependant, dans le cadre de la transmission rétrotemporelle qui est la nôtre, j’ai trouvé utile de jouer le rôle d’exégète, en dépliant certaines connaissances qui ne sont pas connues de vous tou‧te‧s, en me permettant des digressions, aussi. Je n’ai aucune idée de la manière dont cela pourra résonner en vous, mais j’espère que vous serez, au moins, remué‧e ; c’est comme ça que circule la vie dans l’eau : par les courants, le trouble. »
Les personnages de Gina de Galène et Ménippe Zahlé sont les clés de cet ouvrage. Gina, chimère cétacé, est en proie à une histoire jonchée de décès et de tortures infligées à son peuple par les humain‧es à notre époque. Dotée d’une langue élégante et éloquente, son récit nous guide dans cet océan d'amour dans lequel elle et ses ancêtres nagent malgré la violence qui les entourent. Sa plume nous touche, Violeta le dit elle-même ; Gina ne cherche jamais à condamner malgré la cruauté, seules priment la douceur et la tendresse dans ses mots lorsqu’elle raconte ses aïeux‧les et leurs histoires singulières.
Ménippe, hybride crustacé subissant les pulsions de son espèce brutale guidée essentiellement par ses instincts, recherche du sens. Poète dédié à la luchaiera, sorte de danse-combat pratiquée par son peuple, sa sensibilité déstabilise et se mêle à un vocabulaire plus familier et tranchant ‒ l’argot crustacé.
« Longtemps, évoquer une possible conscience animale équivalait à se faire accuser d’anthropomorphisme le plus naïf et sentimental, alors même que l’animal humain n’a pas le monopole de la conscience… »
Ici, Laure Limongi explore notre rapport actuel aux animaux, la toute puissance dont l’humain‧e est persuadé‧e d’être doté‧e face à la nature et y distille de nombreux éléments factuels et historiques. Inspirée par de nombreux écrits comme La Baleine de Michel Pastoureau, Le Cycle de Terremerre, écrits fantasy de l’autrice Ursula K. Le Guin ou encore le récit C’est de l’eau de David Foster Wallace, l’écrivaine nous amène à philosopher, à réfléchir au sens des mots mais également de la connaissance. Au travers des analyses de Violeta Benetti-Ogundipe, le message est clair : l’alerte est donnée sur les risques de continuer sur un modèle de croissance tel que le nôtre aujourd’hui. Elle se projette dans un avenir que nous n’arrivons pas à distinguer pour le moment. Ce livre plein de sensibilité et écrit avec finesse doit être lu. Il doit l’être d’autant plus que nous subissons déjà les choix faits par la peur, la peur de ce qui nous attend, de l’altérité, de l’après.
« Et puis vous me captivez : vous êtes la dernière génération insouciante avant le Grand Emballement. Vous me fascinez comme les dinosaures vous fascinent : des silhouettes à jamais disparues, prises dans l’ambre d’une histoire sanglante. »