Madame Georgette
Photo-utopie d'un territoire
Dé/nicher #1
Dans ce voyage visuel consacré au thème de dé/nicher, s’inscrit ici une autre démarche sensible qui mérite le temps narratif d’un arrêt. Ce projet porte le nom de Madame Georgette, un dispositif implanté sur une remorque à vélo, habillé en camera obscura itinérante et doté de grandes lunettes optiques. Pour citer leurs créateurs, Pauline Tsikalakis et Flavio Montrone : « Madame Georgette est comme une grand-mère qui observe, enregistre et partage les images et les histoires des territoires belges et de ses habitants. »
Lors du confinement de 2020, Pauline Tsikalakis et Flavio Montrone, jeune couple d’artistes photographes actifs en Belgique depuis 2016, cogitent sur un projet aussi commun que communautaire. Comme la plupart des projets qui nécessitent un temps de délassement, c’est dans cette pause temporelle et spatiale que mûrit Madame Georgette. Leur volonté y est d’aiguiller une démarche artistique qui correspond à leur manière d’appréhender le(s) territoire(s) et les communautés qui l’habitent.
Le premier croquis de Madame Georgette se définit autour de la recherche et du processus photographique, de la démarche socioculturelle et du dialogue comme vecteur de traces orales, figuratives et documentaires. De manière très naturelle, les transformations vécues en 2020, relatives aux rapports aux territoires, confèrent au projet une approche plus étendue, visant la lenteur et la justesse accordée au temps de la réflexion.
Les parcours de Madame Georgette
Étape par étape, pièce par pièce, en mars 2021, la forme mobile de Madame Georgette voit le jour : elle incarne le premier dispositif argentique de prise de vue, de développement et d’impression photo sur roues. À travers le projet Il y court un ruisseau, Madame Georgette voit sa première implantation dans la province du Hainaut, à Leval-Trahegnies, de février à septembre 2021. Grâce à un financement octroyé par la Fédération Wallonie-Bruxelles, dans le cadre de la bourse Un futur pour la culture, cet appareil géant et insolite atterrit dans la cour de l’école Saint-Pierre et Saint-Martin, et il conquiert les yeux et les esprits de plus de 200 élèves de primaire et maternelle.
La deuxième bourse délivrée par la Fédération Wallonie-Bruxelles permet à Pauline et Flavio d’expérimenter plus en profondeur, tant sur le plan technique que déontologique. L’objectif étant de continuer à faire vivre la démarche sur un nouveau territoire tout en l’adaptant à leur mobilité, le vélo. En allant à la rencontre des gens là où ils sont, en expérimentant leur place dans l’espace public. De fait, le projet se configure surtout comme un système de valeurs partagées: d’inclusion, de dialogue, de durabilité, par une approche de plus en plus écologique concernant les choix des déplacements et des matériaux exploités.
Suivant sa trajectoire instinctive, Madame Georgette se déplace et suit le parcours accidenté ou monotone des routes, des places, des quartiers innovants et des villages anciens, des pavés, des lieux reconditionnées, des parkings, des commerces, des contradictions urbaines, des traces des histoires et des migrations, de la nature en réappropriation ou en abandon, des signes matériels et immatériels de « l’habiter », des présences et des longues et nombreuses absences.
Un principe : s’adapter aux autres
Une fois ce dispositif en évolution permanente mis au point, Pauline et Flavio nous expliquent l’enjeu de camoufler cette grande boîte pour la rendre la plus accessible possible et qu’elle se fonde dans le territoire choisi. Pour cela, il faut imaginer Madame Georgette comme une machine à conduite communautaire, une écriture à plusieurs mains, une image prise à partir de multiples regards. Dans cette optique, les auteurs défendent une interaction horizontale, qui s’adresse au plus individuel comme aux limites du collectif, élaborant une question et une thématique à la fois.
« Cette démarche nous aide à dresser des portraits sensibles des réalités humaines et sociales, individuelles et collectives. »
Ce principe d’adaptation technique et artistique fait de Madame Georgette une productrice d’images et d’expériences à la fois mixtes et inédites. En cela, la gestion complète du processus analogique est le vecteur de compréhension de la démarche. Jonglant à la manière de capteurs d’histoires, et non pas en cherchant une imposition sur un lieu donné, les auteurs profitent d’une certaine liberté de styles, de thématiques et de sujets photographiques qui font la synthèse cohérente du dialogue et des possibilités étalées avec les publics.
C’est donc la valeur que Pauline et Flavio consacrent aux autres qui opère une réelle différence. Leur démarche passe par l’écoute active, la prise de temps, la prise de parole, la culture de la technique. Et pas seulement dans des situations de dialogue fortuit : parfois ils peuvent assister à un manque d’interaction, symptomatique des tissus sociaux et des liens qui se sont effacés et qui n’ont plus les moyens de se reproduire. Madame Georgette vit donc l’attente et l’acceptation que certains jours, dans certaines conditions, il ne se passera probablement rien : elle va considérer ce « rien » comme une portion constitutive du récit.
À travers les temps imposés par la chimie, la sensibilité des matériaux, les calendriers sociaux, Madame Georgette crée une métaphore du dialogue humain et tisse les liens directs aux résultats : rendre l’image des lieux et de ses habitants.
Être dans ou devant les lieux
Tout en incarnant un outil actif de réflexion, Madame Georgette s’éloigne d’une configuration pédagogique et cherche à se distinguer de principes strictement éducatifs. Cette philosophie de l’image et de la recherche itinérantes se différencie de toute démarche transmissive hiérarchisée, car Madame Georgette ne veut pas apprendre aux autres, elle veut apprendre et créer à partir des autres. Raison pour laquelle Pauline et Flavio prônent, depuis le premier jour, une démarche à l’écoute du terrain.
Ce choix reflète et justifie leur conciliation d’un projet documentaire qui voyage hors des sentiers battus, qui se détache des structures institutionnalisées et qui correspond à leurs choix de vie. Où le seul et ambitieux objectif est celui de la justesse et de la découverte permanente. Ce rapport au lieu, qui est propre à la photographie documentaire, ne défend pas une construction nostalgique ou de préservation d’un patrimoine, mais plutôt un enregistrement lent, naturel et sur le vif d’une réalité sociale. Le projet s’affirme ici comme un véritable outil d’autodétermination, de conscience collective et territoriale.
Rendre aux autres
« En tant qu’auteurs, nous pensons que c’est avec les gens qui se trouvent là où ils sont qu’on peut enregistrer le territoire au plus juste, tout en transmettant l’idée que ce qui nous entoure mérite d’être regardé. »
Comme tous les exercices temporaires, fournir des traces est la seule manière d’exister dans le temps. Pauline et Flavio considèrent à ce propos l’autoédition le moyen le plus approprié de rendre au public le produit de leurs interactions. Cette circularité de la recherche s’achève dans le dernier geste de Madame Georgette : la mise en valeur de l’échange par l’offre gratuite de l’image et de l’objet-livre. « Rendre » est donc un geste structurel, à la base de l’échange des récits et des rencontres dans un lieu donné.
« Madame Georgette a partagé un coffre à trésors contenant la matière produite sous la forme d’éditions, les objets glanés, les histoires, les souvenirs, un héritage immatériel. Tout ce qui nous lie. »
Résumée en quelques mots, voici la vie de Madame Georgette : se déplacer, se stabiliser, s’ouvrir au dialogue, accueillir les histoires, partager la démarche technique et créative, restituer un regard individuel et collectif, définir un territoire. Cet ensemble a une finalité commune, qui est celle de faire groupe, faire lieu, finalement, se dénicher. Elle s’appelle Madame Georgette, et elle est une grande machine de recherche humaine, qui révèle et revêt les rêves et les utopies de Pauline Tsikalakis et Flavio Montrone.