Treize manifestes, treize personnages, une actrice. Voilà le projet culotté de Julian Rosefeldt. Dans Manifesto, l’artiste nous plonge, en compagnie de Cate Blanchett, dans un moment hors du temps.
« Manifeste : Déclaration écrite, publique et solennelle, dans laquelle un homme, un gouvernement, un parti politique expose une décision, une position ou un programme. » 1
Au XXe siècle, pour s’imposer dans les courants d’art moderne, on réinvente complètement la notion d’art et on rejette les conceptions des prédécesseurs. L’écriture du manifeste est l’emblème-même de cette philosophie.
Originellement, ce Manifesto est conçu comme une installation artistique : treize écrans sont disposés à plusieurs endroits d’une grande salle d’exposition. Les différentes vidéos sont projetées simultanément en boucles de dix minutes et le visiteur est libre de se déplacer d’un écran à l’autre ou de s’arrêter pour écouter. Les visages de Cate Blanchett sont omniprésents. Ses discours se croisent, s’entremêlent et entrent en résonance les uns avec les autres. Cette installation a été montrée à Melbourne, Berlin et New-York avant de faire l’objet d’un nouveau montage pour qu’une version linéaire de l’oeuvre soit visible dans les salles obscures et qu’elle nous soit notamment présentée lors du BRIFF.
« Pour lancer un manifeste il faut vouloir : A.B.C., foudroyer contre 1, 2, 3, s’énerver et aiguiser les ailes pour conquérir et répandre de petits et de grands a, b, c, signer, crier, jurer, arranger la prose sous une forme d’évidence absolue, irréfutable, prouver son non-plus-ultra… »
C’est avec ces mots empruntés à Tristan Tzara dans son manifeste Dada de 1918, que la voix envoûtante de Cate Blanchett se fait entendre pour la première fois. C’est cette voix grave et fascinante qui nous accompagnera pendant les 90 prochaines minutes. Julian Rosefeldt a réalisé un réel travail de recherche, de lecture et d’écriture pour nous présenter son patchwork de manifestes les plus provocateurs du XXe siècle : Tzara, Soupault, Marinetti, Breton, Apollinaire, Huidobro pour n’en citer que quelques-uns. Les textes sont repris, réagencés, mis en scène et superbement interprétés. Par contre, on se perd facilement dans cet océan de mots. Les propos ne sont pas attribués et il n’est pas toujours facile d’en reconnaitre l’auteur d’origine, on est bercé par ce flux de parole presque incessant. Rosefeldt exploite à merveille les concepts de reprise et d’intertextualité pour créer son propre manifeste totalement neuf, sans qu’il ne contienne un seul mot original. L’entièreté du film résonne donc avec le Nothing is original , écrit au tableau dans la dernière mise en scène présentée, et le discours de Blanchett en institutrice primaire.
Chaque courant artistique est présenté dans un cadre et un contexte radicalement différent des autres, ce qui permet à Cate Blanchett de passer d’un extrême à l’autre. Femme d’affaire dans les bureaux de la bourse, homme SDF, femme au foyer conservatrice et mère de trois enfants, scientifique dans une usine, punk, chorégraphe inspirée, présentatrice de journal télévisé, etc. La qualité et l’intelligence de son jeu n’est plus à remettre en cause. Cate Blanchett réalise une véritable performance et la juxtaposition de chaque prestation ne fait que souligner sa versatilité. Dans chaque contexte, nous avons droit à des gros plans sur son visage mais nous n’en sommes jamais lassés. L’artiste nous garde en haleine tout au long du film même si ses propos sont parfois difficiles à suivre.
Par leurs couleurs, leurs contextes, leurs situations, la mise en cadre des treize parties de ce film est radicalement différente. Chaque image semble réfléchie et calculée au millimètre près. Les plans symétriques des différentes parties se répondent et les couleurs vives donnent leur identité à chaque situation. Entrant en résonance avec les propos tenus par le personnage à l’écran, chaque mise en scène apporte un regard différent sur les mots : le futurisme frénétique de Marinetti est mis en scène dans l’agitation des bureaux de la bourse ; le représentant du pop art, Oldenburg, est cité par une mère de famille conservatrice au moment du bénédicité (le contraste entre les mots et le contexte prête d’ailleurs au rire dans cette situation) ; le dadaïsme caractérisé par la remise en question et le rejet de tout ce qui est établi est évoqué dans le cadre d’un éloge funèbre…
Il ne faut pas chercher de fil conducteur ou de trame narrative dans ce « film ». Véritable objet d’art non identifié, le projet de Rosefeldt est à concevoir comme une œuvre à part entière. Ce qu’on en retient, plus que les concepts artistiques qui nous sont presque psalmodiés pendant 90 minutes, c’est l’expérience qu’il nous fait vivre. On observe et on scrute ce film avec le même émerveillement que devant les plus impressionnantes peintures croisées dans les musées.
On ressort un peu groggy de cette expérience cinématographique, véritablement fasciné par le visage de Cate Blanchett, hypnotisés par sa voix grave, envoûté par la magie des couleurs et la symétrie des plans, enivré par les mots et les concepts des plumes les plus fougueuses du XXe siècle artistique.
Brussels International Film Festival