Marie et Woyzeck
L’amour ne tue pas
Une femme libérée, un mari jaloux : aux Martyrs, l’adaptation théâtrale de Marie et Woyzeck de Georg Büchner par Pauline d’Ollone dépeint le naufrage d’un couple. Danses, chants, musiques et marionnettes se mêlent pour une pièce polyphonique qui dénonce d’une même voix le féminicide.
Woyzeck est un homme perdu, une victime, broyée par la société, qui finit par devenir le bourreau de celle qu’il aime. Elle s’appelle Marie, une jeune mère lassée de son quotidien insipide. Des boucles d’oreilles offertes par un musicien à la recherche d’une conquête d’un soir, le triangle amoureux est posé, et c’est le drame. Georg Büchner, l’auteur de cette pièce, est une étoile filante dans le paysage littéraire allemand du XIXe siècle. Scientifique et poète, cet homme engagé dans les idéaux révolutionnaires meurt prématurément. Le typhus le fauche à seulement 23 ans. Le monde est à jamais privé de la fin de son Woyzeck. Cette pièce fragmentaire a rendu célèbre un triste fait divers. Elle s’inspire en effet de l’assassinat en 1821 d’une femme (Johanna Christiane Woost) par son amant, le soldat Johann Christian Woyzeck.
En 2015, Karim Barras incarnait Woyzeck dans la pièce de Michel Dezoteux (Woyzeck, Théâtre Varia). Sa performance m’avait alors laissé un souvenir prégnant de ce soldat au bord de la folie criminelle. Le décor en forme de cage à barreaux suggérait la psyché torturée de Woyzeck. Presque dix ans plus tard, Pauline d’Ollone transpose le personnage à la société consumériste. Portée par septs comédiens et rebaptisée Marie et Woyzeck, son adaptation vient mettre sous le feu des projecteurs les violences sexuelles et sexistes. Le récent succès du long-métrage de Paolo Cortellesi Il reste encore demain (2023) confirme la tendance d’une préoccupation sociétale nouvelle pour les violences faites aux femmes.
Tout commence en musique et en danse. Ventre rond dissimulé, la soprano Sarah Defries vient nous cueillir dans un nuage de fumée pour interpréter La Danza. La future maman livre une performance saisissante de son plus bel organe. L’accompagnent piano et violon : deux musiciens improvisent en direct pour plus d’immersion, et nous font voyager du classique à l’électro. Cette exubérance orchestrale glissera doucement vers des tonalités plus mélancoliques, tel l’abîme dans lequel sombre Woyzeck. La Danza à peine achevée, on aperçoit Woyzeck (Pierange Buondelmonte) et Marie (Lisbeth Kiebooms) se crêper le chignon. Le motif : un musicien un peu trop entreprenant avec la jeune maman… Dépeignant la fragilité d’une virilité mal assumée, la pièce expose d’entrée le cercle vicieux des relations amoureuses toxiques. Époux jaloux, employé corvéable, père absent, Woyzeck nous est présenté comme un homme qui subit le monde. Il enchaine les boulots : préparateur de commandes, assistant à domicile et cobaye médical. Sur scène, il s’agite comme un pantin. Sa fille, qu’une marionnette vient incarner sur scène, paraît plus vivante. Articulée par les comédiens avec une dextérité certaine, la marionnette ajoute au spectacle une touche d’originalité et d’étrangeté. Elle est le témoin transparent de la déchirure de ses parents.
Sur le plan scénique, la pièce est transposée à notre époque afin d’en actualiser le propos. L’instructeur militaire fait place au manager, la caserne à l’entrepôt, le barbier à l’auxiliaire de vie. Pour habiller les différents décors, des lanières en PVC encerclent la scène. Ces banderoles translucides évoquent tout à la fois l’usine, le laboratoire et la boite de nuit. Elles laissent l’impression d’un lieu clos et ouvert de partout, permettant le mélange d’univers distincts, le tout dans une atmosphère aseptisée. Entièrement modulables, les éléments de décors recomposent avec fluidité les différents lieux.
L'entrepôt reste le plus mémorable. Le décor émerge sous le vacarme assourdissant des alarmes et la poussée des comédiens déguisés en employés. On plonge dans le quotidien de Marie et de Woyzeck. Aisément identifiable, l’entreprise 4.0 Amazon se montre sous son aspect le plus oppressant. Au rythme des ordres anonymes vociférés des parlophones se déploie devant nos yeux la cadence infernale des commandes. On a rarement l’occasion d’assister à une telle chorégraphie au théâtre. Les gestes synchronisés des comédiens décrivent parfaitement le haut degré de déshumanisation que fait courir l’e-commerce triomphant. Habile réécriture que d’avoir remplacé l’univers de la caserne par ces travailleurs-robots – écho de l’affaire des « Amabots », en 2015, les employés d’Amazon étaient alors qualifiés « d’Amazon-robots ».
La rentabilité ayant supplanté toute humanité, ces hommes et femmes de l’ombre sont livrés à la tyrannie d’un manager sans âme. Dans cette valse des employés réduits à l’état de robots, Marie finira désarticulée telle une machine en surchauffe. Sa chorégraphie est un atout central de la pièce. Tantôt fluides, tantôt saccadés, les mouvements de Lisbeth Kiebooms (interprète de Marie) nous laissent captifs. Durant ces moments suspendus, l’esprit du spectateur s’évade. Hypnotique sans être lascif, son jeu corporel fascine et interpelle. Cette version de Marie nous est plus attachante que l’originale – une femme dévergondée. Ses pas de danse solitaires nous font prendre conscience de la rupture entre l’individu et l’insoutenable réalité.
Tandis que Marie cherche une échappatoire à ce quotidien moribond, Woyzeck vient l’arracher à son élan émancipateur et la précipite dans sa chute. Ici, ce n’est pas la folie qui le fait plonger mais bien le mal de notre époque : le burn-out. Le surmenage, fléau de la société capitaliste, laisse chaque jour des hommes et des femmes à l’estime brisée sur l’autel de la « réussite » économique. C’est le cas de M. Kapten. Le vieil homme riche dont Woyzeck est l’auxiliaire de vie n’a plus d’emprise sur le réel. Ce personnage nous touche par sa fragilité et le regard inquiet qu’il pose sur notre réalité. On ressent la détresse de ce vieil homme incompris et déphasé avec un monde où tout va trop vite. Lui-même finira telle une marchandise expédiée à l’hôpital, entre les mains pressées de médecins plus insensibles que du métal.
Les apparitions de tous ces personnages sont magnifiées par l’éclairage. Les néons renforcent cette ambiance glaciale. Et on frissonne à la vue de Woyzeck nu comme un ver, lors des expériences en laboratoire. Sa silhouette vulnérable se change en une ombre menaçante dès l’apparition de Marie dont il observe, avec un regard noir, les pas de danse aériens et acrobatiques. Woyzeck brise ce silence pesant. Il fait vibrer le sol de sa colère en projectiles métalliques (des assiettes). La violence est ainsi suggérée. Il finira par tuer celle qu’il prétendait aimer dans une étreinte mortellement passionnelle.
Bien que poétique et esthétiquement irréprochable, la pièce n’est pas pour autant exempte de défaut. L’intrigue semble, comme l’œuvre qu’elle adapte, décousue. Certaines questions restent en suspens : que devient M. Kapten ? Et la fille de Marie et Woyzeck ? Quels étaient l’objectif et l’impact des expériences menées sur Woyzeck ? Volontairement ou non, le spectacle laisse des zones d’ombres. Et si la première partie est sensationnelle, le soufflé retombe hélas dans l’acte final. Libre adaptation de l’œuvre inachevée de Büchner, le procès de Woyzeck conclut la pièce. On y voit Marie danser et les avocats commenter sa santé mentale. On entend des enregistrements audios des disputes du couple ainsi que le témoignage du musicien qui avait offert les boucles d’oreilles. Woyzeck se justifie pitoyablement devant des avocats aux propos sexistes. C’est long. Placé en position de jury, le spectateur assiste à ce procès pour juger un personnage éteint et indolent comme peut l’être une marionnette.
Le monologue d’une des amies de Marie clôt la pièce. Son message, celui du spectacle, rappelle que la souffrance affective ne justifie jamais la mise à mort de l’autre. Il résonne à travers les nombreux faits divers qui relatent la maltraitance au sein de certaines familles. Rien n’est acquis, et nul, même dans un couple, n’a de droit sur l’autre. La façon avec laquelle Woyzeck tue Marie démontre finalement cette dérive qui consiste à confondre amour et (op)pression sentimentale.