critique &
création culturelle

Obsolète de Sophie Loubière

Une dystopie féministe aux allures de thriller

Après un début de carrière en tant que journaliste culturelle, Sophie Loubière se tourne vers la création et publie plusieurs romans noirs, plébiscités par la critique. Avec Obsolète, son quinzième roman, elle reprend cette fois les codes du genre pour écrire une dystopie dans la lignée de La Servante écarlate, sur fond de crise écologique.

À quoi ressemblera notre monde, d’ici quelques siècles ? À défaut d’être médium, nombre d’écrivains s’efforcent de lire entre les lignes, en se fondant sur notre présent. Résultat : face aux dérives et absurdités de notre monde, la science-fiction fait depuis une dizaine d’années la part belle aux dystopies, qui entretemps se sont multipliées sur les étals des librairies. Oubliées les voitures volantes, vaisseaux spatiaux et autres gadgets inutiles. Le genre use de la fiction pour nous mettre en garde à la fois contre nous-mêmes et nos modes de consommation, mais aussi contre la société qui les encourage, tout en se défiant de leurs conséquences sur notre planète.

Sophie Loubière en donne le parfait exemple dans Obsolète. Dans ce roman d’anticipation, l’autrice dresse en effet le portrait d’un futur résolument pessimiste : un monde dévasté par le réchauffement climatique, dont la population ne serait plus que de quelques centaines de milliers d’habitants, s’efforçant de survivre sur une terre brûlante en limitant au maximum leur empreinte carbone. Or pour ce faire, tous les moyens sont bons, en ce compris la mise à l’écart pure et simple d’une partie de la population. Jugées inutiles pour le maintien de la démographie, les femmes de plus de 50 ans sont dès lors contraintes de laisser leurs familles derrière elles, au profit de femmes plus jeunes et en âge de procréer.

« Ce soir, il n’en finissait pas de tomber.
Une lettre avait suffi. Pris par son boulot, il n’avait pas relevé le courrier ces dernières quarante-huit heures. L’avis de retrait de Rachel attendait dans la boîte.
Il y était préparé. Elle aussi. Ils connaissaient le protocole. La Gouvernance territoriale leur avait fourni une brochure indiquant les étapes indispensables qui permettaient à un couple de vivre sereinement le départ d’une Retirée. Depuis un an, ils se rendaient aux séances collectives de mise en condition, apportaient quelque chose à partager, une bouteille de cidre ou un cake maison. Ils travaillaient sur leurs émotions afin d’associer l’événement à une perspective positive. S’endurcir psychologiquement. La manière dont il convenait d’annoncer le retrait d’une maman à ses enfants était aussi largement abordée. »

Appelée le « Grand Recyclage », cette mesure laisse bien sûr de profonds stigmates sur leurs pères, leurs maris et leurs enfants, brusquement arrachés à celles qu’ils aiment. Pourtant, elle ne suscite ni révolte, ni scènes d’adieux dévastateurs. Et pour cause : passé l’âge de douze ans, tous les membres de cette société se voient dotés d’un bracelet régulateur d’humeur, qui tout au long de leur vie tempère leurs émotions. Face à un système profondément inhumain, les femmes opinent donc du chef, tandis que les hommes se rassurent, en se persuadant qu’elles sont plus heureuses là où elles sont. Est-ce véritablement le cas ? Sophie Loubière laisse suffisamment planer le doute pour susciter notre curiosité.

Dès les premières pages du roman, elle nous plonge dans un univers aussi fascinant qu’inquiétant, qu’elle prend le temps de décrire avec force détails. Et si par moment ces longues descriptions l’obligent à mettre son intrigue et ses personnages de côté, ce soin apporté au décor a le mérite de donner corps à ce monde post-apocalyptique, où ne subsistent çà et là que quelques vestiges épars de notre civilisation.

La mer ourlait de vase les murs aux pointes brisées. Deux siècles de tempêtes avaient recouvert de varech les os gris des charpentes affleurant à la surface. Rares étaient les goélands qui se risquaient à nicher dans les cheminées dont les briques, rongées par le sel, menaçaient de tomber. Ils préféraient pondre leurs œufs au milieu des résidus de plastique et de cordages que les marées montantes gainaient de sable.

Certes, il s’agit d’une lecture difficile, qui nécessite un certain effort, dû à de nombreux passages documentaires et à l’utilisation d’un vocabulaire savant qui, d’après moi, n’a pas toujours lieu d’être. Mais le monde qu’Obsolète dépeint ne laisse pas indifférent, dès lors qu’il déforme notre réalité pour l’éclairer sous un nouveau jour, et ainsi nous amener à en remettre en cause certains fondements. Qu’il soit question d’âgisme, de patriarcat ou de capitalisme, Obsolète dépasse le cadre fictionnel pour refléter des problématiques bien réelles, et questionner leur impact sur le monde de demain.

Pour autant, Sophie Loubière n’oublie pas la dimension romanesque de son livre. Même si ce dernier flirte par moments avec l’essai, elle maintient malgré tout notre attention en greffant à ses réflexions une intrigue policière. En effet, tandis que Rachel, notre protagoniste principale, se prépare à être à son tour « recyclée », son mari enquête sur la mort suspecte de trois petites filles dont les corps sans vie ont été retrouvés à l’orée d’une grotte. Une enquête riche en rebondissements qui non seulement permet de rythmer le récit, mais aussi de révéler au grand jour les effets pervers du lavage de cerveau opéré par les autorités afin de rendre acceptable le système insensé qu’ils ont mis en place. En empruntant certains ressorts au polar, l’histoire s’enrichit ainsi d’une touche de suspense, et par la même occasion titille notre corde sensible en précipitant dans l’abîme des enfants innocents.

Je n’irais pas jusqu’à dire que j’ai été « happée » par ce roman, ni que je l’ai trouvé spécialement « palpitant », car la passivité et le manque d’implication réelle des personnages empêche malheureusement d’entrer en totale empathie avec eux. Néanmoins, j’ai trouvé l’intrigue extrêmement bien construite et pertinente dans sa mise en scène, tout au long du livre.

Quant à la plume, elle se démarque par sa précision et son élégance, mais conserve certains marqueurs d’un style journalistique qui, malgré lui, crée une certaine mise à distance vis-à-vis des personnages. Toutefois, Obsolète n’en reste pas moins une excellente lecture. Malgré une part de complexité, le regard que pose cette dystopie sur notre société vaut indéniablement la peine d’être partagé, de même que le message d’alerte qu’elle porte, en filigranes, au travers de chacun de ses mots.

Même rédacteur·ice :

Obsolète

de Sophie Loubière
Pocket, 2025
586 pages

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