critique &
création culturelle

Pale Grey

Grand retour en douze nuances de gris

© Gilles Dewalque

Avec It Feels Like I Always Knew You, le quartet liégeois Pale Grey marque son grand retour en douze titres où l’indietronica devient mémoire collective. Échange avec Gilles Dewalque, chanteur du groupe.

Après 6 ans de Waves et 4 millions de stream, le groupe liégeois Pale Grey revient en douceur avec It Feels Like I Always Knew You (2025, Odessa). Sans prise de tête mais pensé avec sérieux, ce dernier opus à la croisée entre dream pop et indietronica tisse en douze titres sensibles une fresque sociétale entre ombre et lumière. Karoo a pu intercepter à distance Gilles Dewalque, chanteur principal et auteur-compositeur du groupe, un 5 février de grand froid, entre deux concerts. On vous raconte.

À l’inverse du précédent album Waves (2018, Jaune Orange), cathartique et introspectif, qui explorait les peines de cœur du groupe, It Feels Like I Always Knew You est une mosaïque d’anonymes qui s’est construite autour de douze portraits d’inconnus. Comme l’explique Gilles, l’idée d’un album conceptuel n’était pas préméditée. L’approche narrative s’est plutôt dessinée après l’écriture des morceaux.

Karoo : D’où est venue cette idée ? Qu’aviez-vous envie de transmettre à votre public ?

Gilles : « On procède toujours de la même manière : chacun amène des morceaux, on échange, on les sélectionne, puis on écrit les paroles. Une fois que les douze morceaux étaient devant nous, on a fait le constat qu’aucun ne parlait directement de nous et qu’ils évoquaient chacun des vécus différents de personnes différentes. On s'est retrouvé avec un portrait de société qui s'est dessiné de lui-même. »

Le groupe s’est donc spontanément rendu compte qu’il n’avait pas envie de parler de lui mais qu’il préférait mettre en lumière des histoires qui le touchait, soit parce qu’elles ont été vécues par des proches, soit parce qu’elles intéressaient la société. Les douze titres ont été associés à un prénom, souvent « archétypal », pour renforcer le narratif et susciter la curiosité des auditeurs.

Gilles : « On a essayé de trouver un concept qui allait permettre de ne pas passer à côté de l’intérêt qu’on peut donner aux paroles, de rendre les gens curieux envers chacun des personnages. » Chaque nom a été choisi méticuleusement, par tous les membres du groupes et après de longues discussions.

« Amin » est un des prénoms les plus donnés en Erythrée et raconte l’histoire d’un jeune réfugié qui a décidé de tout quitter pour tenter de trouver un endroit où vivre une vie meilleure. Malgré la souffrance des adieux, la voix de son père l’encourage :

« Son, it’s your time now. Houses are all burned to a wasteland. It’s been a long ride. For us to face the ocean. If you take the road tonight, I will be on your side. You just have to keep the sunlight on your back. »

Certains noms ont une portée symbolique, par exemple, « Adam » et « Eve » qui se suivent sur l’album et racontent en deux morceaux le versant d’un même couple dysfonctionnel. « Winston » est un clin d’œil assumé à Churchill et « Syd », un vieux rockeur dont la notoriété l’empêche de se retirer de la scène, au chanteur de Pink Floyd, deux figures en provenance de la même île.

Karoo : Les thématiques abordées sont presque toujours sombres, frôlent même une certaine violence. Ces sujets résonnent-ils avec la mélancolie que chacun porte en lui ?

Gilles : « Les gens qui nous connaissent savent qu’on n’est pas des gens sinistres ou dépressifs, loin de là. Je pense qu’on est simplement très impressionnés par la mélancolie. Une série d’accords mélancoliques va souvent nous faire dresser les poils et c’est à ce moment-là qu’on va tous les quatre se rejoindre sur un sentiment très commun, très instinctif. Comme on peut l'être en regardant un drame au cinéma, on est touché par certaines harmonies, par certaines sonorités. C’est la mélancolie de la musique qui amène celle des paroles et parfois ça peut aussi être de la violence. Ça se passe par ruissellement. »

Karoo : Quel autre sentiment choisirais-tu pour qualifier le mieux cet album ?

Gilles : « C’est la mélancolie que j’aurais choisie de manière très bateau (rires) ! Alors, disons « curiosité ». C’est la démarche qu’on a voulu nourrir dans notre façon d’aborder les paroles, et c’est aussi ce qu’on entretient entre nous quatre. La remise en question, l’intérêt pour ce qui nous est inconnu. »

Karoo : Pale Grey a émergé lorsque l’indietronica était en pleine mutation. Où vous situez-vous aujourd’hui dans ce paysage qui évolue constamment ?

Gilles : « Je dirais que l’âge d’or de l’indietronica se situe un peu avant la fin des années 2010. C’est un genre hybride qui nous a profondément marqué, avec ses influences multiples, un soupçon de hip-hop et une prédominance de mélodies arpégées. Nous, on n’a pas trop calculé le fait de s’inscrire dans ce courant-là. Par contre, je pense que les premiers coups de cœur, les premiers amours musicaux qu’on a plus jeunes nous marquent au fer blanc et restent latents dans absolument tout ce qu’on est amené à faire par la suite. Cet aspect indietronica est toujours là. Maintenant, c’est devenu un mélange de plusieurs choses que chacun de nous a apporté au projet. »

Comme beaucoup d’artistes, si cela ne tenait qu’à eux, Pale Grey n’utiliserait pas de qualificatif pour décrire sa musique (on le sait, « définir, c’est limiter »). Mais Gilles l’admet : « Dans le décors musical, ça reste une de meilleures manières de définir notre musique. »

On sent d’ailleurs une évolution sur It Feels Like I Always Knew You, avec des textures plus riches, l’album intègre des influences orchestrales et des arrangements plus audacieux. « Adam » ose des accords arpégés de guitare en écho décomplexé au « Prélude en do majeur » de Bach à 1’28’’. Le titre progressif « Théodore » s’appuie sur des constructions polyphoniques inspirées des compositeurs classiques (écoutez attentivement à 2’37’’), sur un fond de clavier très arpégé qui culmine sur des notes cristallines, célestes, empreinte d’une solennité presque sacrée. Sur « Nikita », les arrangements électroniques offrent une touche plus agressive qui rappelle la trip hop froide d’Archive.

Gilles : « C’est l’album sur lequel on s’est le moins pris la tête. On a osé des choses qu’on aurait jugées peut-être un peu trop « kitsch » avant, mais qui au final trouvent parfaitement leur place. »

Karoo : L’album a été produit sur mesure avec Ash Workman (producteur de Metronomy, Baxter Dury, Christine and the Queens…). Comment s’est passé l’enregistrement avec lui ?

Gilles : « On a eu deux ou trois visio avec lui en amont et puis l’enregistrement s’est fait en deux semaines, dans un ancien cinéma réaménagé à Liège. Ash connaissait parfaitement son matériel, et nous, nos morceaux. Il a amené une spontanéité très forte qui a donné une autre dimension aux morceaux. »

Une efficacité et une simplicité qui ont permis au groupe de bien faire les choses et dans une atmosphère bienveillante. « Ça a été une petite bulle. On s’est bien entendu humainement, on a le même âge, les mêmes cultures musicales. »

Karoo : Comment avez-vous vécu le fait de créer tous ensemble après une période de pause ?

Gilles : « On est amis dans la vie, donc on n’a pas arrêté de se voir pendant sept ans, au contraire (rires). Mais, après trois ans à défendre Waves, on était un peu épuisés. On a joué dans un maximum de salles, on a saisi toutes les opportunités… C’était génial, mais aussi intense. À côté, on a tous des projets personnels qui ne sont pas que musicaux. On n’avait pas cette obligation de sortir un disque dans les six mois. On s’est juste remis à écrire chacun de notre côté, et puis on en a discuté. On a eu le luxe de pouvoir relancer la machine uniquement par envie. Ça a aussi ajouté beaucoup de rapport sain à la démarche. On se sentait prêt. On n’avait pas envie de prendre le risque de redémarrer sans prendre le temps pour pouvoir faire les choses bien et maîtriser tous les aspects. Ça peut paraitre long, on aurait pu s’attendre à ce qu’on sorte un disque de manière logique quelques années plus tard vu qu’on n’est pas un groupe qui a clashé… mais en tout cas on n’a pas du tout vu le temps passer à ce point-là. »

Lors de leur release party au club de l’Ancienne Belgique, le groupe affichait une émotion particulière à retrouver la scène. Malgré l’extinction de voix de Gilles, la complicité entre les membres de Pale Grey a été palpable, en particulier lors de l’interprétation sublime et très intime de « Seaside » (un de leurs morceaux phares), uniquement en guitare-voix, chanté par tous les membres bras dessus bras dessous sur le devant de la scène.

Karoo : Comment avez-vous vécu ce retour à l’Ancienne Belgique malgré les imprévus ?

Gilles : « C’était un jour très difficile. Je me suis réveillé avec une extinction de voix et j’étais dévasté. On avait préparé ce concert depuis longtemps et beaucoup de choses en amont. Mais ça nous a aussi fort soudé. On s’est posé la question d’annuler et puis on a remis les priorités dans le bon ordre et on s’est dit qu’on allait quand même le faire. Les gars qui ne chantent pas d’habitude ont appris quelques textes. À part Simon [NDLR : Simon Fontaine, le batteur] qui chante très peu, on a toujours fait de la combinaison de voix. On a fini sur une belle note cette journée-là, c’était très émouvant de se rendre compte qu’on avait ces ressources-là. Le public a été particulièrement bienveillant aussi, très soutenant. Au final, on a passé un beau moment ‒ même si c’était empreint de beaucoup de frustrations. Et je crois qu’on aurait été beaucoup plus meurtris si on avait annulé. »

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Karoo : C’est un bel exemple de résilience.

Gilles : « Oui, et le live, c’est aussi accepter l’imperfection, de temps en temps. C’est parfois difficile d’accepter ses failles, ça fait un peu mal surtout quand on est sur scène. »

Pour le public, c’est toujours très intéressant de dresser une autre oreille en live, de découvrir les arrangements adaptés qui offrent une autre dimension aux morceaux.

Karoo : Quel est votre secret pour maintenir cette belle complicité ?

Gilles : « Bonne question ! Dans le fonctionnement du projet, on a toujours installé l’horizontalité. Même si je m’occupe beaucoup de la promo et que c’est quand même mon visage qu’on voit le plus, on est un groupe. On s’implique tous de manière équitable dans le projet et on a tous une voix qui compte réellement sur l’impact de tout ce qu’on produit. Pour moi, c’est la clef d’un groupe qui peut rester en bonne santé, parce qu’il appartient à chacun. C’est important qu’on s’épanouisse dans ce projet vu que rien ne nous oblige à le faire. On a toujours travaillé à évacuer les ego de l’équation aussi. Et puis on discute beaucoup, ça nous prend beaucoup de temps et d’énergie, ce qui participe aussi à notre lenteur je pense (rires). Mais on voit la vertu de tout ce travail humain. On a tous une affinité avec cet exercice-là. »

Et pour l’avenir, Pale Grey se laisse le temps de prendre son temps. Le groupe compte défendre l’album pendant un an, sans se fixer de nouvelles collaborations précises, même si des opportunités peuvent surgir.

Karoo : Et vos projets pour la suite ?

Gilles : « On a quelques idées, mais rien de concret pour le moment. On va d’abord défendre l’album, puis on verra. Moi personnellement, j’aimerais bien explorer des versions acoustiques des morceaux. On parlait peut-être de sortir une version instrumentale, sans les paroles. Les collaborations, ce n’est pas forcément ce qu’on fait le plus. »

Karoo : À part « Late Night » avec Serengeti ?

Gilles : « Oui, mais là c’était un rêve de gosse et ça s’est fait un peu par hasard, parce qu’on a croisé son manager. On n’est pas vraiment du genre à chercher des collaborations, souvent c’est l’opportunité qui se présente. »

Patience donc, pour découvrir ce que l’avenir réservera à Pale Grey.

Karoo : Quel est ton morceau coup de cœur du moment ?

Gilles ouvre son application Spotify en précisant  : « La mémoire collective est devenue toute pourrie à cause de Spotify (rires). » Il recommande « The Idiot’s Maze » chanté par Tucker Zimmerman et Big Thief. Il explique que le chanteur américain est venu s’installer près de Liège il y a des années. « Lui, c'est un vieux monsieur qui a arrêté de faire de la musique il y a longtemps, mais il a inspiré [Adrianne Lenker] la chanteuse de Big Thief pendant des années. Elle a réussi à le recontacter et ils ont fini par faire un disque ensemble. C’est complètement improbable. Je crois même qu’ils l’ont fait à Liège. Le disque est super touchant, vraiment sincère. C’est de la folk pure. »

Gilles se passionne aussi pour les arts plastiques dans le centre culturel où il travaille, notamment en contact avec le milieu de la littérature jeunesse. « Je vais collaborer avec l’artiste Marine Schneider qui a sorti un dernier livre, Minik (Albin Michel Jeunesse, 2024), qui est vraiment incroyable. Je ne m’attendais pas à apprécier à ce point-là ce type d’art – pas seulement parce que je suis devenu papa, mais aussi parce qu’on pourrait penser que c’est un style qui ne nous est pas adressé parce que c’est de la littérature jeunesse. Pourtant, il y a des œuvres qui sont qualifiées de littérature jeunesse parce qu’elles sont inqualifiables autrement, mais elles sont bourrées d’intelligence et de sensibilité. Et ce livre-là de Marine Schneider est vraiment magnifique. »

Puisqu’on en est à parler de coups de coeur, on vous suggère de prêter une oreille attentive à « Alba » et « Théodore » nos titres préférés de It Feels Like I Always Knew You, un album qui, à travers ses zones de gris mélancoliques, invite à la curiosité et à l’empathie.

Même rédacteur·ice :

Pale Grey

It Feels Like I Always Knew You

Odessa, 2025

42 min 15s

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