Paul Willems
Un dramaturge au seuil de l’étrange
Paul Willems voyage d’un espace à un autre, nous emmène du réalisme au fantastique où la frontière entre le réel et le rêve est floue. Les zones sont intermédiaires et tout n’est plus qu’entre-deux dans ses œuvres narratives et théâtrales. Il est dès lors difficile pour le lecteur de distinguer une chose d’une autre, puisque face à l’ambiguïté des univers, il plonge et ressort confus de sa lecture.
Fils de l’auteure belge Marie Gevers, Paul Willems, né le 4 avril 1912, grandit dans le domaine de Missembourg, univers intemporel où le jardin est source d’inspiration et synonyme de paradis. Il entreprend des études de droit, puis parcourt le monde, mais c’est à Missembourg qu’il revient toujours. Après la Seconde Guerre mondiale qui marque ses œuvres, tel que son douloureux roman Blessures, Paul Willems rencontre Claude Etienne en 1949 et n’écrit plus que du théâtre jusque dans les années 1980. Il devient ensuite directeur général du Palais des Beaux-Arts, et multiplie les voyages à la découverte d’autres lieux. Il succède à sa mère en 1975 à l’Académie et reçoit cinq années plus tard le prix quinquennal de littérature pour l’ensemble de sa production littéraire. Paul Willems meurt le 28 novembre 1997 en laissant derrière lui une œuvre où s’immiscent des univers équivoques, où s’entremêlent le rire et les larmes, la jouissance et la souffrance.
Paul Willems fait du voyage une partie de sa vie mais également de son écriture. En effet, ses œuvres emmènent le lecteur dans des lieux indéterminés où le réel et le songe s’entremêlent. Il s’agit bel et bien d’un voyage, d’une circulation entre un monde et son au-delà. Les personnages oscillent entre légèreté et profondeur, entre innocence et culpabilité. La confrontation apparente des univers devient dès lors complémentarité, principe d’écriture qu’il porte avec justesse dans sa pièce de théâtre La Ville à voile, écrite en 1966.
« La Ville à voile est un songe : celui de Josty qui a quitté Anvers pour faire fortune à l’autre bout du monde et y revient quarante ans après, riche et malade. Un autre songe tient en éveil les hommes réunis à bord du fameux Findor : le plaisir qu’ils ont connu à La Vita breve, dans les bras d’une célèbre odalisque assassinée neuf ans plus tôt. Ces personnages hantés par leur passé s’efforcent de le ressusciter à l’aide de simulacres avant de découvrir que le désir s’éteint dans la possession et que le rêve se brise au contact du réel. »
Le résumé que nous offre Paul Willems ci-dessus est d’emblée révélateur de l’atmosphère qui habite ces deux œuvres qu’il rassemble lors de leur publication en 1989. À deux reprises, l’auteur parle de songe : celui de Josty dans La Ville à voile et celui des hommes réunis à bord du Findor dans La Vita breve. Les personnages, hantés par leurs souvenirs, découvrent alors que leur « rêve se brise au contact du réel ». Le titre, La Ville à voile, en appelle d’ailleurs à l’évasion et au rêve : c’est l’occasion pour les personnages et le lecteur de prendre le large, de s’évader par voie maritime, et, par analogie, d’échapper au quotidien terrestre que représente le réel. Un titre, donc, qui nous amène à questionner les frontières de nos univers : où se situer face au réel et à l’irréel ? Comment se comporter lorsque l’un et l’autre tentent de nous attirer derrière leurs limites ?
« Josty : Il faut faire semblant, semblant, semblant, semblant. Et jamais, jamais, ne jamais s’avouer la vérité. Faire semblant ! Semblant ! car si on entrevoit, ne fût-ce qu’un bout des choses telles qu’elles sont, telles qu’elles sont vraiment, alors tout est, est, est insupportable. »
Faire semblant, c’est feindre, simuler, voire dissimuler. C’est ne pas être conforme à la réalité, échapper au réel par une image que l’on crée et offre aux autres. Faire semblant permet alors à Josty, protagoniste de La Ville à voile, de s’extraire de l’insupportable réalité. Il a voulu fuir sa vie anversoise mais les souvenirs l’ont rattrapé au point de l’enfermer dans le passé, dans la recherche infinie de ce bonheur qu’il a, au fond, toujours souhaité. C’est alors que nous empruntons un chemin semblable et regardons au tréfonds de nous-mêmes. Ainsi, le voyage est intérieur et les souvenirs sont comme des rêves. Dès lors, l’incertitude s’installe, entraînée par la distinction douteuse entre le rêve et la réalité.
Il en va de même pour la représentation de l’intérieur et de l’extérieur de la pièce. De fait, le lecteur circule entre ces deux espaces que sont le magasin des époux Roi, intérieur où chaque chose est source de souvenirs chaleureux, et la ville d’Anvers, réduite à un trottoir et à un mur glacial sur lesquels Josty a vécu une enfance solitaire. Il ne peut d’ailleurs penser à son enfance malheureuse que par contraste au bonheur qu’il pense trouver à l’intérieur du magasin des Roi. C’est dès lors ce passage incessant de l’un à l’autre qui plonge, à nouveau, le lecteur dans l’indétermination, Paul Willems nous faisant osciller entre l’angoisse de la solitude et l’aspiration à entrer dans le magasin. Sans pouvoir y résister, nous sentons des craintes et des désirs oubliés nous gagner. Les effets de lecture sont multiples et le va-et-vient entre chacun d’entre eux incertain.
La Ville à voile est ainsi caractérisée par un entre-deux que nous retrouvons entre le présent de l’intrigue et le passé de Josty. Ce dernier souffre encore de son enfance et vit à contre-temps, tourné vers l’Anvers d’il y a quarante ans qui n’est plus la même aujourd’hui :
« Josty, l’interrompant : Monsieur Roi… je n’ai pas reconnu la ville… plus une maison à voile ! »
Il ressasse dès lors le passé et ne vit qu’à travers ses souvenirs, comme le souligne l’amoureuse Feroë :
« Feroë : Tu n’aimes que ton souvenir, tu habilles ton souvenir en jeune fille, tu lui fabriques une fausse vie… et moi qui suis là devant toi, tu… »
Josty le vieux revient à Anvers avec l’envie de posséder ce que Josty le jeune voulait autrefois. Le lecteur observe cependant une rupture puisque l’Anvers du présent n’est plus l’Anvers du passé :
« Fram : On n’est jamais gentil pour moi. Vous non plus, Josty.
Josty : Tu n’es qu’un souvenir pourri ! Et c’est « ça » que j’ai trouvé en revenant à Anvers ! Pourriture ! Ruines ! Et ça ? Et ça ? Et ça ? Qu’est-ce que c’est ? des grimaces… (Il renverse le mannequin Fenêtre.) Grimaces ! Et vous tous ! Grimaces !
Feroë, elle lui prend le bras : Josty…
Josty : Oh ! toi. (Il la pousse violemment, elle tombe contre le comptoir. Il a des sanglots dans la voix.) Toi aussi ! Feroë ! Toi aussi ! (Avec haine :) Rien, rien n’est resté du passé. Tout est parti. (Il crie :) Il n’y a plus rien ! »
L’Anvers dans lequel Josty souhaitait se retrouver n’est plus que pourriture et ruines. À force de vivre tourné vers les souvenirs, il oublie le temps qui passe et qui change. La seule chose qui lui reste alors pour revivre le passé est de « le ressusciter à l’aide de simulacres ». C’est ce qu’il tente de faire en trouvant une femme semblable à Fenêtre, mannequin inanimé qu’il observait derrière la vitrine du magasin et qu’il désirait depuis le trottoir :
« Josty : Fenêtre… une image sans corps. Oui, Dile, tu as trouvé… Je te donnerai beaucoup, beaucoup d’argent. Il me faut un être vivant au ventre doux… Un corps jeune qui servira d’appât. Le bonheur viendra… oui ! trouve-moi une femme qui ressemble à Fenêtre. »
Le nom « Fenêtre » est d’ailleurs pourvu d’une symbolique intéressante puisque la fenêtre est ce qui ouvre sur l’extérieur et sur l’intérieur, ce qui permet le passage entre le dedans et le dehors. Elle est ce qui facilite la circulation entre deux espaces, entre le rêve de Josty et la réalité de son enfance. Cependant, comme indiqué sur la quatrième de couverture, le rêve des personnages se brise et éclate lorsqu’il se confronte au réel. Josty rêvait de posséder Fenêtre et le magasin des époux Roi, mais son rêve se brise lorsqu’il tente de l’actualiser : il ne retrouve pas l’Anvers de son enfance et Anne-Marie, double de Fenêtre, refuse de se soumettre à ses demandes de mariage :
« Josty : … Fenêtre.
Anne-Marie : Ne m’appelez pas Fenêtre. […] »
Josty ne peut dès lors plus éviter le heurt de la réalité. Au fil de l’histoire, des doubles entre les personnages se créent, l’ici et l’ailleurs s’entrecroisent, et le lecteur circule entre le passé et le présent de Josty. L’effet de confusion habite donc l’écriture de Paul Willems qui ne s’arrête pas là puisqu’il caractérise chacun de ses personnages par un langage qui leur est propre. En effet, Paysage, l’épouse de Monsieur Roi, n’achève pas ses phrases :
« Paysage : […] Mon amant et moi nous irons en voyage ! […] Dès le premier jour il y aura. Dès le. Matin champagne dès le. Vagues aussi dès le. Dès le. Vague et houle ! Hou ! Hou ! Hou ! Tout est une question de. Dès le ! […] »
Le lecteur est alors imprégné par cette caractérisation langagière, il peut tenter de deviner ce qui se cache sous ces points arrivés trop tôt mais ne peut jamais être certain de son interprétation. En outre, Agréable, employé à tout faire de Monsieur Roi, répète trois fois ses phrases :
« Agréable, ravi : C’est joli… c’est joli… c’est joli… »
Contrairement à Paysage qui laisse inachevées ses répliques, Agréable insiste sur certaines d’entre elles en les répétant à plusieurs reprises. Le lecteur passe sans cesse d’un manque à un trop-plein langagier, ce qui se retrouve également dans les répliques de Josty et Feroë. Plus la fin approche, plus des silences viennent ponctuer leur échange :
« Feroë, elle fait non, de la tête, puis, inquiète. : Josty… reviens… reviens…
Josty : Je me souviens… oui… comme si c’était encore là… je montais l’escalier comme on s’envole… Je poussais la porte… et tout à coup, la lumière blanche à travers les rideaux et dans cette lumière blanche… »
L’omniprésence des points de suspension attirent alors l’attention de la lectrice puisqu’ils se présentent comme le signal d’un « quelque chose » indéterminé. Il en va de même pour la présence de nombreux néologismes dans les répliques de Monsieur Roi – barbicoulé, brassempoutre, humifler, luffelines, pistoyas, siruption, etc. – ainsi que l’importance accordée aux répétitions qui viennent alors souligner le trouble des personnages qui ne parviennent pas toujours à communiquer ce qu’ils ont à dire. Paul Willems insiste d’ailleurs sur leur difficulté à se comprendre :
« Dile : Josty nous a dit d’inventer des phrases.
Josty : […] ce n’est pas bien compliqué de dire des phrases au hasard qui accrochent le passé… mais qu’est-ce que vous faites ? Vous dites des phrases crevées. »
Josty souhaite entendre des phrases au hasard afin de retrouver son passé et de le réactualiser, ce qui contribue à l’étrangeté provoquée par l’incertitude de ce qui se dit. En outre, le lecteur, longtemps désorienté dans sa lecture, finit par être pleinement absorbé au point de lui-même faire l’expérience du rêve. Il est alors dans l’attente d’un moment de crise et de révélation qui advient avec ces quelques mots :
« Josty, avec colère : Cesse de répéter que je suis malade ! Oui ! Oui ! Oui ! Oui ! Oui ! je suis malade… tu le sais à présent. »
Josty, désespéré et en colère, avoue être malade. Encore une fois, c’est la présence d’un seuil entre deux espaces, autrement dit, la circulation entre l’appel de la vie – l’aspiration au désir – et le rappel de la mort – la maladie –, qui conduit à la confusion ressentie par le lecteur, lui-même à mi-chemin entre rêve et réalité.
Ainsi, à la fois enivré par le rythme de l’intrigue et confus par l’indétermination des espaces et des dialogues, le lecteur éprouve un plaisir esthétique face au sentiment d’étrangeté que provoque la pièce. Les espoirs sont déçus et la résolution est tragique. Le livre encore ouvert, nous relevons la tête submergés par la diversité des émotions, et, troublés par les souvenirs ressassés, nous perdons pied. Qu’en est-il de nos rêves et de nos envies ? Pouvons-nous les faire correspondre à notre réalité ? Le chemin emprunté est-il le bon ? Est-il trop tard ? Nous descendons à nouveau en nous-mêmes et tentons d’y trouver des réponses, mais les questions sont infinies. Imprégnés d’une douce angoisse, nous remontons alors à la surface et fermons le livre. Paul Willems fait de son écriture et de La Ville à voile le lieu d’un voyage incessant entre les deux parties, non pas opposées ou contradictoires, mais complémentaires d’un même seuil. Grand voyageur par-delà les frontières, il fait valoir l’entremêlement des différents espaces qui se trouvent de part et d’autre de chacune d’entre elles. Souffrance et jouissance se mêlent l’une à l’autre, et la confusion succède aux certitudes.