Puisque c’est la fin du monde de Claire Olirencia Deville
« Accroche-toi aux branches ça va secouer »
Dans le recueil écoféministe Puisque c’est la fin du monde, la Bruxelloise Claire Olirencia Deville passe au crible de sa poésie libre et virulente la lie de l’humanité. Les « idées sclérosées qui ont flingué le monde » n’ont qu’à bien se tenir… Demain peut arriver.
Claire Olirencia Deville est danseuse de formation, également autrice, poétesse, conteuse et activiste féministe. Après deux romans introspectifs salués par la critique, Les Poupées sauvages (2014, éditions Delirium) et Les Citrons (2017, éditions Murmure), elle publie Puisque c’est la fin du monde aux éditions Double Ponctuation (2023). Un recueil poétique révolté et révoltant.
qu’est ce qu’on dit après ça
demain
qu’est ce qu’on dit à ses enfants
le matin
désolé on a déconné
c’était trop difficile d’avoir demain dans les mains
« Demain » orchestre le recueil, un poème féroce qui annonce d’entrée de jeu la couleur. Il se présente comme un champ de combat idéologique où la vision indignée et émancipatrice de l’autrice affronte celle de l’ancien monde, destructrice et dépassée. Dans cette lutte discursive, on se bat avec des mots cruels et on n’en ressort pas indemne.
L’ancien monde, c’est le patriarcat, incarné par la figure du « vieux cismec blanc HSBC », et validiste en prime, qui assomme de ses insupportables « c’était pas comme ça de mon temps », « t’habilles pas comme ça c’est provoquant », ou plus désolant encore, « nous aussi on souffre autant ». Ce discours tristement habituel est impeccable de justesse, à en vomir. Toutes les idées sexistes du vieux monde sont réunies : le féministe libéral, le contrôle du corps des femmes, le mansplaining et ses injonctions contradictoires, sur la maternité et le militantisme notamment. Sans oublier, bien sûr, la culture du viol et de l’inceste. Et puisqu’une domination n’est jamais très loin d’une autre, ce discours sexiste se prolonge dans les méandres pernicieux du racisme, du capitalisme, de la transphobie et de l’homophobie... S’attaquant autant au système et à ses dogmes toxiques qu’aux infortunes quotidiennes banalisées, lointaines comme voisines, Claire Olirencia Deville dénonce aussi les noyés dans la Méditerranée, les maltraitances en Ehpad et la mendicité urbaine.
Face à ce monde fossile, l’autrice en appelle à l’intransigeance. Parce que « le souci c'est que tu vois la nappe phréatique de la violence un petit dérèglement climatique émotionnel a fini par déborder ». Puisque c’est la fin du monde, il faut en créer un nouveau. Danser, lutter, « [transformer] la colère en moteur, et pas en combustion du cœur ».
je sais pas ça te paraît pas une solution
puisqu'on meurt déjà je te dis
on va changer un peu les règles du jeu
tu me siffles je te casse les dents
on verra si tu ris encore
avec une fracture ouverte de la mâchoire
tu sens la vilaine houle sous tes petits pieds
le sol mouvant le changement du vent
plus rien ne va passer
parce qu'on refuse désormais
accroche-toi aux branches ça va secouer
bientôt c'est aux racines que tu gratteras
En honorable chevalière, et parce que la militante féministe est aussi poétesse, elle troque parfois la stratégie offensive contre une larme de magie, luttant par tous les moyens contre le tragique. Chantant un monde végétal peuplé de rêves, de souvenirs d’enfance et de voyage, elle somme de se battre pour ce qui se meure.
Si elle vomit l’immobilisme collectif, la poésie de Claire Olirencia Deville n’est pas moralisatrice, peut-être parce qu’elle puise sa source vive dans son histoire personnelle. L’autrice ne livrerait-elle pas une part d’elle-même dans ce recueil ? Son expérience de la maladie dans « Crépuscule » et ses combats intérieurs insomnieux dans « Nuit ». Son quotidien de mère, désolée du monde où pousse sa fille dans « Aubes ». Dans « Deux colères », sa liberté d’étudiante entravée par les vieux sachants d’hommes blancs cis qui dominent le monde universitaire. L’amante, la femme passionnée, la voyageuse dans « En tournée ».
dans ce ciel moins étoilé trop réchauffé
des animaux éventrés et des humains brûlés
on est trop loin et ça nous arrange bien
on est trop loin maintenant
on est trop loin désormais
il n'y a plus de retour possible
plus de marche arrière de changement
il n'y a plus qu’à danser
puisque c'est la fin du monde
Autant de torpeurs tapies dans l’intime et alimentées par une société névrosée. Angoisses de la fin du monde, angoisses du patriarcat, auxquelles on peut toustes s’identifier. Auxquelles je me suis identifiée. N’étant pas familière de la poésie et ne possédant qu’une connaissance limitée voire dépassée du genre, la langue de Claire Olirencia Deville m’a révélée la poésie sous un autre jour : directe, violente, féministe, dans l’actualité brulante et parfois même en avance sur son temps. Ce recueil a marqué ma première incursion dans la poésie féministe intersectionnelle, ouvrant surement la voie à d’autres lectures engagées…