Rumba – L’âne et le bœuf de la crèche de Saint François sur le parking du supermarché
D’un feu vivant

Après Laïka et Pueblo, Rumba clôture le cycle de cette épopée moderne des Poveri cristi ‒ les « pauvres diables » ‒ en actualisant la vie de Saint François d’Assise. Une pièce écrite et mise en scène par Ascanio Celestini, dans laquelle se dévoile l'irremplaçable David Murgia.
« Et Dieu a fait les deux lumières les grandes
La grande lumière pour l’empire du jour et la
petite lumière pour l’empire de la nuit et les étoiles1 »
C’est une histoire d’attente et de silence.
Une histoire de foi et de miracles.
Une histoire ordinaire, somme toute.
Une histoire sainte : celle de François d’Assise, né Giovanni di Pietro Bernardone, en 1182.
Une histoire humaine racontée aujourd’hui, depuis un parking quelconque, semblable à n’importe quel parking périphérique de la planète.
Une histoire qu’on raconte, comme une fable, une allégorie, ou une blague, comme si nous vivions nous-mêmes en plein Moyen Âge, au milieu de temps très obscurs et violents.
Comme s’il s’agissait de nous en souvenir, et de l’accepter, comme s’il fallait, à notre tour, nous dépouiller de tout le superflu, de l’inutile, de tout le futile, et de l’accessoire, pour réapprendre à voir.
Et à écouter Dieu, ou la Nature.
Un plateau nu, un rideau rouge au fond, deux chaises, un piano et un accordéon.
Entrent un comédien et un musicien : David Murgia et Philippe Orivel ; commence le théâtre.
Des récits dans des récits, ouvrant sur des anecdotes et des digressions qui, mises bout à bout, forment la toile d’autres récits, se reflétant les uns dans les autres, s’appelant et se répondant, comme autant de relais, de passages de témoin pour dire la matérialité des existences et, ce faisant, redonner corps au langage.
Un parking, donc ; et puis, un supermarché et un entrepôt avec ses travailleurs sans-papiers ; et puis, le bar avec ses éternels habitués ; et puis, la prostituée et ses clients ; et le clochard qui dort sur le parking ; et puis, une benne à ordures ; sans oublier la vieille femme à la tête embrouillée et le gitan qui fume.
Bientôt, le rideau s’ouvre sur ce peuple de l’ombre qui compose le décor invisible d’une répétition de la vie de Saint François, en attendant que des cars de pèlerins arrivent en ce soir de Noël pour leur jouer la pièce sur le parking.
Bien sûr, les pèlerins n’arriveront jamais ; et voilà que derrière le rideau apparaît une toile avec des symboles : un chevalier, un homme nu, un soleil, un sultan, des oiseaux, une main, un arbre, un âne, une sainte, et un bœuf.
Le spectacle est à lui-même sa propre répétition et entre les scènes hagiographiques et historiques s’entremêlent les épisodes des habitants du coin, gens de peu, subalternes aux itinéraires anonymes, éclairés soudain de l’éclat du mythe par la magie d’un nom : Job, le manutentionnaire analphabète, Joseph, le fossoyeur émigré, etc., etc.
Une histoire de fraternité ouvrière et de fascisme quotidien ; de noblesse d’âme et d’amertume ; de ressentiment banal et d’espérance ; d‘une quête de dignité absolue, à la limite de la folie, dans un monde déchiré par l’injustice et l’oppression.

Le récitant, le conteur, incarne tout à tour ces personnages multiples en laissant se déployer l’écriture d’Ascanio Celestini comme un standard de jazz sur lequel on improvise pour dialoguer avec le public dans la salle. Mélange incroyable de liberté et de maîtrise, sautant des registres les plus familiers au ton d’une pureté lyrique, variant de l’humour noir à la colère, à la douceur de l’oubli.
Mais David Murgia est à lui-même sa propre voix : rassemblant les mondes en un seul chœur épique, il dit la création et la chute, le premier cri et le dernier souffle, délivrant une histoire qui les embrasse toutes et fait des conversations de tous les jours une polyphonie nocturne sous un ciel étoilé ; un monologue sans fin comme un tourbillon, un discours-fleuve qui devient le baromètre du temps présent, traduisant l’impasse comme sa puissance secrète.
Arme redoutable que cette parole en acte qui transforme l’enfer en paradis, le cauchemar en rêve, la pauvreté en richesse, la solitude en communauté. Opération poétique par excellence qui fait du dénuement, de la dépossession la plus totale, la chance d’un retournement complet, de l’enfermement, une liberté infinie. Parole anticapitaliste.
Parole agissante, parole vivante donnant place aux morts, aux oubliés, aux fantômes, aux errants ; parole, en ce sens, profondément politique qui dévoile la fausseté de toute forme de discours qui ne s’adosse pas à une respiration singulière ; parole rythmée qui danse sur elle-même, entre invocation et convocation, chant et prière, creusant l’écart avec le mensonge et l’hypocrisie, questionnant les évidences les mieux établies.
Parole qui reprend à son compte la règle de Saint François s’adressant aux oiseaux, traçant son propre chemin exemplaire d’homme créé à l’image de Dieu.
La rumeur de l’histoire comme une étoile filante dans un ciel désert est, bien sûr, celle d’une récupération et d’un pourrissement, d’une trahison et d’une prise de pouvoir religieuse, d’un malentendu entretenu sur la signification de ce destin.
Figure soi-disant inimitable qu’en ce soir de Noël, Rumba vise à restaurer dans sa clarté radicale : dans la crèche, rien d’autre qu’un âne et un bœuf. L’enfant Jésus, comme n’importe quel enfant né dans un lieu de pauvres, entre Verviers et Bethléem, entre Gaza et Bruxelles, et comme n’importe quel enfant créé à l’image de Dieu ou de la Nature, qu’il s’appelle, Giovanni ou François, Job ou Joseph, qu’elle se nomme Chiara, Claire, Fatima ou Lili.
Une vie. Le mouvement même de vivre. La bonne nouvelle qui n’apparaît dans aucun journal de la planète. Faire-part pour personne et pour le commun des mortels d’une étincelle de joie sans cesse renaissante.