critique &
création culturelle

Sing Sing

L’art par-delà les barreaux

Inspiré d’une histoire vraie, Sing Sing, réalisé par Greg Kwedar, nous plonge dans le quotidien d’une troupe de théâtre dans la prison new-yorkaise du même nom. En ressort un drame émouvant, entre un système carcéral déshumanisant et la recherche de sa propre humanité au travers de la scène.

Initialement présenté au TIFF1 en 2023, Sing Sing connaît, grâce au studio A24, une nouvelle sortie aux États-Unis durant l’été 2024, et sort enfin en salles en Europe ce mois-ci. Basé sur une histoire vraie2, ce prison drama, coécrit et réalisé par Greg Kwedar, suit une troupe de théâtre de plusieurs hommes incarcérés à la (légendaire) prison de Sing Sing, et en particulier John ‘Divine G’ Whitfield, membre fondateur du réel programme RTA (Rehabilitation Through the Arts). Alors que le groupe vient de jouer encore un autre drame sur scène, les prisonniers débattent de leur prochaine production, toujours sous la direction de Brent Buell, leur artiste-enseignant. Divine Eye, la toute nouvelle recrue hargneuse et méfiante, propose, au grand regret de Divine G, de monter une comédie. La proposition soutenue par le reste du groupe, Brent s’attèle à écrire une comédie reprenant toutes leurs suggestions farfelues : Breakin’ the Mummy’s Code. On les suit ainsi au fil de leur travail de création, des auditions aux répétitions en passant par les essayages de costumes. Le tout entrecoupé de scènes de leur quotidien emprisonné à Sing Sing.

Clarence ‘Divine Eye’ Maclin: « I mean like every day we dealing with trauma, drama. Every day we got tragedy. I mean, I think population just might appreciate a comedy. »

On comprend vite la bulle, l’échappatoire que le programme constitue pour ces prisonniers. Le film illustre parfaitement cette dichotomie entre la légèreté que leur apporte la troupe et la brutalité des conditions de vie en prison ; une brutalité qui ne tombe jamais dans le trauma porn, dans une monstration gratuite et glamourisée de la violence. La réalisation assez sobre parvient à appuyer l’aspect véridique de son intrigue. Si on est toujours convaincu qu’on regarde une fiction, le caractère presque documentaire de la réalisation et de la photographie la rend d’autant plus authentique. Une lumière très naturelle, le choix de tourner le film en 16mm dans une ancienne prison et une composition musicale très discrète (par Bryce Dessner) permettent d’éviter toute charge dramatique superflue. Le film ne tombe ainsi jamais dans le mélodrame et laisse son histoire parler d’elle-même, et surtout les prisonniers parler d’eux-mêmes. En effet, la plus grande partie de la distribution est composée d’anciens détenus ayant participé au programme RTA lors de leur incarcération. À l’exception des « personnages » de Divine G (brillamment interprété par Colman Domingo qui vient tout juste d’être nommé aux Oscars pour sa performance), Mike Mike (Sean San José) et Brent Buell (Paul Raci), le reste des acteurs joue tout simplement leur propre rôle, ce qui rend leur interprétation encore plus mémorable.

À la sortie de la salle, on ne peut s’empêcher de penser aux actuels détenus faisant partie du programme aujourd’hui, mais surtout subissant les terribles conditions de vie en prison. Bien que ce n’est pas le centre du film, les problématiques du système carcéral et juridique constituent évidemment la toile de fond essentielle de l’intrigue. Les injustices des décisions judiciaires, les incohérences des procédures d’appels et de libération, les mauvais traitements, surtout pour les personnes non blanches, sont montrées comme faisant partie intégrante de la vie de ces détenus. On voit ainsi de manière frontale les conséquences de ce système sur des êtres humains, soulignant encore plus l’importance de ce type d’initiative permettant la réhabilitation, seule porte d’issue pour ces prisonniers.

Sean ‘Dino’ Johnson: « Brother, we’re here to become human again. To put on nice clothes and dance around. And enjoy the things that are not in our reality. »

Voir ces hommes créer à travers le théâtre — un espace de vulnérabilité, de sensibilité et de créativité, qui existe si peu pour les hommes de manière générale — s’avère très attendrissant. Bien que les apprentis comédiens évoluent ici dans un milieu particulièrement hostile, cela permet de faire écho aux injonctions patriarcales globales et à ce manque d’espaces de considération et de gestion des émotions et des traumatismes des hommes. Le choix de plans quasiment toujours rapprochés sur le visage des personnages permet justement de mettre en lumière ce qu’ils traversent et l’importance de pouvoir les voir le vivre, le subir et l’exprimer. Une technique de réalisation qui se place parfaitement en opposition des plans d’ensemble sur les différents lieux de la prison, qui, de par leur symétrie, appuient leur caractère carré, strict et sévère.

Brent Buell: « Who would have think, that the beginning of the healing for this planet would start right here behind the walls of Sing Sing. »

Les liens d’amitié qui s’établissent au sein de cette troupe de théâtre sont tout aussi importants, surtout dans une société qui représente si peu les amitiés masculines saines, celles qui ne sont pas uniquement synonymes de blagues et de conversations futiles (voire même problématiques dans leurs propos). Eux se parlent réellement, évoquent des souvenirs difficiles ou heureux, expriment leurs regrets et les erreurs. Paradoxalement, les non-dits règnent aussi entre eux, tout simplement parce qu’ils vivent la même réalité : ils n’ont pas besoin de l’exprimer pour savoir que les autres la comprennent. Au-delà de l’allégresse que leur apporte la troupe, c’est aussi l’endroit où ces hommes construisent des relations sincères et complexes, et développent une connaissance profonde d’eux-mêmes.

S’entourant aussi d’anciens détenus à la production et à l’écriture, Greg Kwedar, lui-même artiste bénévole au sein du programme RTA, signe avec Sing Sing un long-métrage bouleversant qui fait la part belle à la force des arts dans la reconstruction et la réhabilitation.

Même rédacteur·ice :

Sing Sing

Réalisateur : Greg Kwedar
Avec Colman Domingo, Clarence Maclin, Sean San Jose, Paul Raci...
États-Unis, 2023
107 minutes

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