Sur la route
Des rues. Un parcours. Des pensées. Des hommes qui se rencontrent. La description d’un évènement. Une promenade spéculative qui semble quelconque, mais qui, sous l’effet de la plume, reflète l’essentiel. Assurément, Glose de Juan José Saer nous apprend que « le vrai miroir de nos discours est le cours de nos vies » (Montaigne).
Vous êtes-vous déjà essayé à l’expérience du promeneur rêveur ? Parcourant quelques mètres, vos pensées se perdent dans une rêverie qui vous amène à découvrir ce qui préoccupe votre esprit. Et pour peu que vous croisiez quelqu’un sur votre route, ces pensées se heurtent à d’autres qui s’exprimeront consciemment ou non entre vous et lui. Qu’importe ! Juan José Saer vous propose de relever le défi en vous plongeant dans son roman Glose. Né en Argentine, Glose est disponible depuis peu en version française aux éditions Le Tripode en livre de poche.
C’est sur une incertitude que s’ouvre l’imaginaire dans lequel nous plonge Juan José Saer avec son ouvrage . Dès les premières lignes, le narrateur nous affirme que le cadre spatio-temporel de l’histoire importe peu. Il ajoute même, quelques lignes plus loin, l’omniprésence du hasard, en décrivant le comportement du personnage principal, Angel Leto, qui ce matin même décide de descendre du bus plus tôt, attitude inhabituelle dans son quotidien. Le thème de l’incertitude parcourt tout le livre et se renforce au fil de la narration, se faisant particulièrement ressentir dans l’explication d’un évènement qui semble préoccuper les différents personnages qui se croisent dans le roman. Leto, en descendant de son bus plus tôt, se donne l’occasion de se promener aisément et ainsi de rencontrer successivement deux de ses amis : l’un surnommé le Mathématicien et l’autre prénommé Tomatis. Ces deux rencontres, inattendues et conséquentes d’un choix innocent, ont le pouvoir de souligner le hasard de la vie, l’idée que chaque choix, aussi insignifiant soit-il, présuppose des aléas.
Sans changer le rythme de leurs pas et sans être obligés de s’arrêter une seule fois car, par un de ces hasards agréables, aucune voiture ne passe à ce moment dans la rue.
Ainsi, l’histoire est divisée en trois parties, lesquelles sont liées par l’explication et la reconstitution de l’anniversaire du poète Jorge Washington Noriega, auquel Angel Leto n’a pas assisté. Le Mathématicien, premier personnage qui croise la route de Leto, est également le premier à lui parler de cet évènement. Il n’y a pas assisté non plus, mais présente les faits selon les on-dit d’un certain Bouton qui, lui, était présent à la soirée. C’est l’image d’une soirée intellectuelle qui est alors donnée de cet évènement. Néanmoins, cette version des faits va être remise en question vers le milieu de la narration. Un second interlocuteur fait irruption, Carlos Tomatis. Il était présent à la soirée et il en dépeint en revanche une image désenchantée : il prétend que les acteurs de l’évènement se sont épris de leurs vices tels que l’alcoolisme, la séduction, etc. S’ensuit un doute concernant la véracité des faits que les personnages vont tenter d’éclairer, mais qui apportera plus de questions que de réponses. La vérité semble dépendre de facteurs plus complexes qui dépassent la simple existence d’un évènement, tels que l’histoire personnelle de l’interlocuteur, sa personnalité…
Ce qu’il fallait, en revanche, selon lui, se demander c’était deux choses : la première, s’il est vrai que l’instinct ne peut pas se tromper, la seconde, si trébucher est une erreur.
Il y a peu d’action dans le livre. Le lecteur est piégé dans les pensées du narrateur et/ou des personnages, l’intrigue se situe donc avant tout au niveau réflexif. Ce roman incite à voir au-delà des mots du quotidien et suggère au lecteur d’être plus attentif à son instinct. À différents endroits du livre, on voit d’ailleurs se construire des pensées philosophiques caractérisées notamment par le personnage du Mathématicien qui se positionne comme un intellectuel. Aussi, le narrateur ainsi que les personnages eux-mêmes se partagent la description psychologique des protagonistes, ce qui permet au lecteur d’interpréter le banal puisqu’une seconde dimension s’offre à lui. Ce livre, par ce qu’il décrit, sollicite le lecteur à se construire une pensée systématique à propos des évènements qu’il rencontre dans sa propre vie.
Elle a laissé tomber, imprévisible, sa phrase au milieu des propos machinaux du petit déjeuner où des phrases, dites pour manifester par politesse une présence incertaine, n’ont pas plus de portée ni de sens que le bruit des assiettes ou des couverts heurtés.
Ainsi, Glose interpelle par le fait qu’il met en avant l’incertitude de ce qui nous entoure. C’est en symbolisant le quotidien qu’il touche à une vérité profonde. Au-delà des mots, entre le lecteur et le livre, c’est un échange qui se produit sur l’une des premières angoisses de l’Homme : dans son rapport à lui-même et à l’autre, qu’est-ce qui est vrai ?