Al Septimo, un artiste plasticien controversé, inaugure sa nouvelle exposition, Kampfzeit (le temps du combat). Il entreprend de performer en dormant sans interruption pendant un mois. L’inspectrice Secunda Del Tempo se rend au vernissage au lieu de boucler des affaires autrement plus urgentes. Sur place, l’artiste dort bruyamment, entouré d’objets évoquant le temps. Par sa maladresse, Secunda renverse sur le performeur endormi une coupe de poison exposée parmi les œuvres d’art. Les ronflements cessent. Le cœur de l’artiste ne bat plus. L’inspectrice vient de commettre un meurtre. Et comme tout bon policier, elle sait qu’il vaut mieux éviter la prison. Décidée à maquiller son crime, elle retourne discrètement sur les lieux, munie de son nécessaire de nettoyage, et découvre le lit vide. Le corps d’Al Septimo a disparu. L’affaire prend une ampleur médiatique. L'inspectrice et son adjointe, Camomille – qui a le béguin pour sa cheffe –, sont chargées de retrouver l’artiste. Très vite, les soupçons se portent sur Hilya, la demi-sœur excentrique d’Al Septimo et son assistante de frère avant toujours. Le modus operandi : une dose létale de somnifère donnée à sonde planquer le corps dans une malle exposée au musée. Sous la pression insistante de Secunda qui cherche un bouc-émissaire, Hilya finit par craquer et avouer sa rancœur pour ce frère qui lui faisait de l’ombre. L'enquête est bouclée. Secunda et Camomille célèbrent leur succès. Mais alors que le rideau s’apprête à tomber, trois dénouements alternatifs se succèdent, brouillant un peu plus la frontière du hic et nunc...

The Artist Is Sleeping est construit comme une enquête policière farfelue et métaphysique. Tout est rythmé et on ne voit pas le temps passer. Or, c'est bien une réflexion sur notre perception du temps que propose la pièce de Marcha Van Boven et Dominique Pattuelli, fondatrices du Who's Who Collectif. Ce binôme s'était déjà illustré sur la scène des Riches-Claires avec leur pièce Non-dits (2016), avant de revenir avec cette nouvelle création. Elles incarnent avec une énergie folle les trois personnages de la pièce (Secunda, Camomille et Hylia Van de Tijde). L'aspect loufoque de l'histoire repose en grande partie sur la performance des deux comédiennes. Le jeu d'attraction et d'évitement entre l'officier fleur-bleue, Camomille, et sa secrète dulcinée, l'insensible et dirigiste inspectrice Secunda, confère à la pièce une légère tension comique. Mais c'est surtout le personnage d'Hylia qui captive. Sa démarche singulière, son accent suisse prononcé et son extravagance en font une véritable créature burlesque. Elle oscille entre le flegme absurde et des accès d'émotions qui déclenchent l'hilarité. Même dans ses regrets, sa théâtralité vire au grand-guignolesque. La scène où elle dissimule dans une malle le corps désarticulé d'Al Septimo est un grand moment de comédie. Pour enfiler à tour de rôle les habits de la candide Camomille et de l’excentrique Hylia, Dominique Pattuelli nous livre une performance schizophrénique.

La scène également est double, donnant à voir d’un côté le musée froid et mystique, et de l’autre le poste de police figé dans une esthétique des années 1970. Les personnages voyagent constamment durant l’enquête entre ces deux lieux. Au cœur de l’exposition, Al Septimo, l’artiste égocentrique est allongé sur une structure évoquant une stèle funéraire. Autour de lui, des œuvres conceptuelles se dressent sur des piédestaux, chacune surmontée d'un intitulé pompeux et déroutant. L’artiste accueille les spectateurs au rythme lourd et régulier de ses ronflements. Son rôle se limite à son sommeil… ou plutôt, à l'illusion de celui-ci. Car sous les projecteurs, ce n'est pas un homme qui repose, mais un pantin. L'illusion est saisissante et je n’ai pas été le seul abusé par l’artifice de ce masque en silicone recouvert d’un cache-yeux.

À travers ce décor ainsi que des sonorités évoquant l'univers envoûtant de Twin Peaks, nous sommes entraînés dans un monde où l'absurde se mêle à une satire du milieu de l'art contemporain. Le titre de l’exposition (Kampfzeit) a quelque chose de provocateur en convoquant le souvenir du Mein Kampf d’Hitler. Les objets d’une affligeante banalité détournés en créations artistiques dénoncent l’opacité du milieu artistique contemporain. On y devine le reflet de l’œuvre Comedian de Maurizio Cattelan, la fameuse banane remplaçable qui fut en 2019 mangée par un visiteur... C’est cette trivialité qui fera basculer Al Septimo du sommeil à la tombe – victime d’une coupe de poison exposée telle une œuvre d’art, et accidentellement renversée sur lui.

Tout en se moquant gentiment du monde artistique, la pièce interroge également notre rapport au temps. Bien sûr, en une heure, il ne faut pas s'attendre à un plaidoyer abouti. C’est davantage une mise en images du temps, au travers de ralentis, d’accélérations et de répétitions qui fonctionnent comme autant de marqueurs comiques. L’attraction principale de l’exposition, l’artiste dormeur, est risible. Comme si le sommeil suffisait à stopper la course des heures… Cette volonté de lutter contre le temps s’exprime à divers moments. C’est le cas lorsque Hilya insiste pour qu’on l’appelle mademoiselle parce que ça fait jeune. Plus métaphorique, Secunda s'acharne à remplacer une suite de dominos – l'une des œuvres du musée – qu'elle a fait chuter par mégarde alors qu’elle progresse de nuit à la lueur de sa torche. Cette scène du musée plongé dans le noir, éclairé par sa seule lampe, est l’une des quelques idées de mise en scène de la pièce. Les bruitages y participent aussi. Comme la radio qui annonce les actualités ou le bourdonnement des mouches qui indique les stades de décomposition de celui qui pensait défier le temps. Tout cet effort de mise en scène transforme la disparition de l'artiste en un tableau à la fois grotesque et hilarant. Les amateurs de la comédie Jo avec Louis de Funès trouveront leur bonheur dans cette pièce.

Tel le tic-tac régulier d’un métronome, The Artist Is Sleeping est une œuvre dynamique au style délicieusement déjanté. C’est un entrelacement de situations absurdes offertes à la liberté d’interprétation de chacun, une parenthèse dans la course du temps, un bref moment suspendu…