Tótem de Lila Avilés
Instants suspendus
La vie bat son plein pour la réalisatrice et scénariste mexicaine Lila Avilés. Dans Tótem, son deuxième long-métrage, on s’émerveille de tout et on saisit chaque moment, de peur qu’il nous échappe. Récit de famille, témoignage à hauteur d’enfant, huis clos à la chaleur étouffante, Tótem est une promesse de vivre, le temps d’un instant.
Lever de soleil sur une journée bien particulière dans la vie de Sol, petite fille de sept ans. C’est l’anniversaire de son papa et toute la famille s’est réunie dans la maison du grand-père pour préparer la fête qui aura lieu à la tombée de la nuit. Son père (Tona) est aussi un frère, un fils et un ami gravement malade qui célèbre sans doute son dernier anniversaire sur Terre. Lila Avilés nous donne moins de 24 heures pour apprivoiser et entrer dans l’intimité de cette famille d’Amérique centrale. À hauteur d’enfant, les vérités d’adultes sonnent différemment tout comme la perception du vivant. Huis clos familial incroyablement touchant, Tótem est le second long-métrage de la réalisatrice mexicaine.
Le film s’ouvre donc sur Sol et sa mère, en route pour la maison familiale à Mexico. Il s’agit des seules images hors de l’enceinte de l’habitation que nous serons amenés à voir tout au long du récit. Lorsque la maman de Sol dépose sa fille avant de partir travailler, que la porte de la maison est franchie et que la chaleur de l’agitation liée aux préparatifs de la fête est ressentie, il n’y a plus de retour en arrière possible : Lila Avilés vient de nous laisser entrer dans un foyer pour le moins animé, en a jeté la clé et nous invite à le découvrir sur la pointe des pieds. Atmosphère moite, vêtements qui collent aux peaux et images aux tons jaunes orangés font ressentir au spectateur le climat d’une ville mexicaine, lorsque le soleil s’est déjà installé.
Sol a une seule envie : voir son père. Elle formule la demande dès son arrivée et la répétera à de nombreuses reprises malgré les refus répétés. Elle commence alors à déambuler et on découvre avec elle les lieux ainsi que les différents membres de la famille. Lors de ses errances, on la voit observer et interagir avec divers animaux et insectes. Très petits ou plus grands êtres vivants rythment le récit. Parfois en contact avec Sol, parfois seuls en plan fixe. On ressent une réelle importance de montrer la vie face à la maladie, de rappeler que le monde continue de tourner même quand, pour nous, il semble s’arrêter. C’est également grâce aux animaux que le spectateur va se rendre compte de la maturité de la petite fille. Elle raconte avec passion aux adultes des faits qu’elle a appris au sujet des poissons, des serpents... Le personnage de Sol est magistralement interprété par la jeune Naíma Sentíes qui dévoile avec justesse une âme d’enfant oscillant entre fascination pour les êtres du monde extérieur et tristesse lors du retour à une réalité qu’elle a des difficultés à comprendre et à accepter.
Les heures défilent, la soirée approche et on sent la tension monter. On apprend à découvrir d’autres facettes et à s’immiscer davantage dans les rapports familiaux grâce à l’excitation ambiante et aux tâches qui sont assignées à chacun. Une famille presque exclusivement composée de femmes, à l’exception de Tona et du grand-père. Chacune d’entre elles se met une pression monstre pour que l’anniversaire soit réussi. D’une part car les liens du sang tiennent une place primordiale dans la vie et la culture des protagonistes, mais aussi et surtout car il s’agit sans doute du dernier anniversaire de Tona. On retient particulièrement une scène interprétée par Monserrat Marañón dans le rôle de Nuria, la tante de Sol. Affairée dans la cuisine, elle oublie le gâteau d’anniversaire qui cuit dans le four et le brûle. Monserrat incarne avec énormément d’émotion le désarroi d’un être humainement imparfait qui met tout en œuvre pour réussir à ne pas (se) décevoir mais échoue au dernier moment.
L'entièreté du long-métrage est filmée au format 4:3. Au-delà de l’aspect esthétique, ce cadrage appuie réellement les différents propos tenus dans Tótem. Les personnages vivent tous des réalités différentes au sein d’un même lieu et d’une même ambiance. Ils sont serrés dans le cadre, ils occupent presque tout l’espace de sorte à ce qu’on distingue le lieu dans lequel ils évoluent sans jamais avoir de vue d’ensemble de la maison. On ressent un sentiment d’étouffement tout comme les protagonistes de ce huis clos. Lila Avilés nous livre en définitive un grand puzzle dont nous détenons toutes les pièces sans jamais pouvoir les assembler.
Le soir tombe ensuite dans la dernière partie du film. Le voilà, ce moment tant attendu, la concrétisation des heures de préparation que l’on vient de voir s’écouler sous nos yeux. Les amis de Tona arrivent et la fête commence, sans lui. Le père de Sol est finalement peu présent tout au long du récit. On l’aperçoit parfois rapidement, enfermé et couché dans le lit d’une des chambres de la maison familiale. Ce n’est que dans le dernier acte que son personnage prend une importance physique et non imaginaire. Alors qu’il refuse pendant toute la journée que sa fille entre dans la chambre pour le voir, il l’accepte enfin avant de sortir et de rejoindre la soirée. On assiste alors à une scène très touchante entre le père et sa fille : Tona est artiste peintre et a réalisé pour Sol un grand tableau mettant en scène les animaux préférés de celle-ci. Les deux acteurs retranscrivent toute la pudeur de la démonstration des sentiments qui prend place dans ce genre de moments où les mots n’arrivent pas à trouver leur place face au flot d’émotions. À la suite de ce moment, Tona sort de sa chambre et se lance dans le grand bain de la fête réalisée en son honneur. On passe la soirée avec tous les personnages, le cœur plutôt léger, comme dans un état de légère ébriété. On oublie un peu comme eux la gravité de la situation.
Tótem se termine par un long plan fixe de Sol, assise devant le gâteau d’anniversaire de son père. Les bougies allumées dessinent des ombres sur son visage et après quelques secondes, ses yeux se tournent vers nous. Lila Avilés décide ainsi de briser le quatrième mur dans les dernières secondes de son long-métrage. Le dernier plan est long, Sol nous toise au rythme des bougies qui dansent, pleines de vie. Elle ne veut pas souffler. Souffler, ce serait comme éteindre le moment de joie qu’elle est en train de vivre. Son regard nous invite et nous défie presque d’oser le faire à sa place. On ne le fera pas car, comme elle, on veut que demeure la lueur. L’obscurité ne gagnera pas cette fois.