critique &
création culturelle

Vous étiez un monde de Christine Guinard

Ode poétique au désordre intérieur

Voyage labyrinthique dans les souvenirs et les songes, Vous étiez un monde de Christine Guinard est une incursion intime et poétique entre beauté et nostalgie.

Il ne faudrait surtout pas entamer le dernier recueil de poèmes de Christine Guinard, Vous étiez un monde, publié en octobre 2023 aux éditions Gallimard, avec l’idée d’en cerner parfaitement le propos. Ce serait passer à côté de la beauté singulière des poèmes qui se nouent autour de thèmes variés, parfois entremêlés mais pas toujours, pour raconter des fractions de l’existence qu’on ne peut que deviner... Un enchevêtrement de pensées, questions et souvenirs qui parlent de racines espagnoles, d’allers et retours, de l’immensité d’être et de la tristesse de ce qui n’est plus, de la force des femmes et de l’incertitude de l’avenir. Car lire Christine Guinard, comme le disait Thibault Scohier à propos de Si je pars comme un feu paru en 2016 chez l’Arbre à Paroles, ce n’est pas trouver « la transparence, la sensation cristalline, la voix claire du monde » mais plutôt une poésie qui « garde toujours une sorte de mystère, de non-intelligibilité de la chose dite ». Il faut donc être prêt·e à s’égarer dans un dédale de mots agencés avec finesse, pour y découvrir, page après page, une ode au désordre intérieur teinté de mélancolie.

« Donner forme à cela,

magma puisé dans la rêverie, dans la mémoire et l’oubli »

Ces premiers mots du recueil ne trompent guère, ils sont fidèlement annonciateurs de la suite : d’une plume habile et empressée, Christine Guinard confectionne un univers intime, au cœur de ses pensées. Véritable capharnaüm où se mêlent authenticité et splendeur (« on a les yeux brumeux du rêve – là – qui veille »). D’ailleurs, on s’égare vite, à petits pas pressés, dans cet espace où l’autrice dépose des parties d’elle-même, anciens souvenirs, parfois directement en espagnol. Une partie du texte est écrite en italique et semble reproduire des dialogues, rejoués par l’autrice. Difficile de savoir à qui elle s’adresse, si ce n’est peut-être à elle-même, malgré ces « vous » et « tu » ponctuels qui semblent destinés au lecteur («  tu n’as pas vu le pont près du ciel il t’offrait l’ouverture il était la brèche providentielle ») peut-être pour le rappeler à l’ordre (« vous avancez vers la banquise, trop loin du cœur »). Avec une facilité déconcertante, elle parvient à installer, malgré l’opacité du récit, une proximité troublante avec le lecteur qui pourrait avoir une impression curieuse de déjà vu, face à ces bribes de souvenirs qui lui sont pourtant étrangers.

C’est que Christine Guinard est une orfèvre des atmosphères. Se plonger dans Vous étiez un monde, c’est s’approprier des sensations, des odeurs, des paysages que l’on ne peut, certes, qu’imaginer – mais qu’on a l’impression d’avoir vécu un peu à ses côtés. Se retrouver pieds nus dans le sable chaud à chercher les coquillages, ou passer à la lisière d’une forêt et sentir l’odeur de l’humus entouré des ciels d’automne. Les mots sont orchestrés avec une grande maîtrise, pour créer des ambiances, éveiller les sens, sans qu’il ne soit essentiel de percevoir toute la substance de son propos :

«  on oublie la lumière la pulsation marécageuse des arbres au bout du bois, des touffes de feuilles sur l’eau la nuit descend sur les contes, les elfes et les clochettes »

La langue est imagée, parfumée et invite l’imagination du lecteur à se déployer, à s’envoler.

Vous dévorerez donc sûrement d’une seule traite ce recueil divisé en chapitres très succincts. Les pages y sont plus ou moins noircies selon la cadence que Christine Guinard souhaite insuffler à sa prose. Parfois elles restent mêmes presque vides, ne contenant qu’une question, laissée en suspens « On se demande ce que cela veut dire d’avoir survécu » – peut-être pour créer un hiatus, une emphase ou laisser s’y installer un sentiment de solennité. Parfois elles sont plus fournies, détaillées et l’écriture s’y densifie, laissent matière à réfléchir.

Les poèmes traversent une variété de thèmes qui semblent s’articuler autour des propres souvenirs de Christine Guinard, de ses racines espagnoles, parlent d’itinérance, d’un univers fait de femmes qui ont vécu la guerre et portent tellement de batailles en elles, où les figures masculines se font plus discrètes, livrent des bribes de son enfance et invitent à imaginer « les miettes qu’on ordonnait en souris bleues et les brins de tout que l’on brandissait pour l’éternelle royauté », disent l’enthousiasme de trouver la beauté dans les infimes détails comme le « temps de la danse et du cœur au bout du bras ». Le regard est tourné sur la nature, les espaces, les éléments, avec, oserait-on même, une touche timide de mysticisme. Le récit est rythmé par le jour et la nuit, qui reviennent inlassablement cadrer le propos, peut-être comme Sisyphe qui pousse son rocher, sans doute parce que la récurrence et l’absurdité propres à l’existence ne doivent pas trop rester à distance dans ces questionnements. Et la douleur, l’immense chagrin de ce qui n’est plus et qui a été, imprègne aussi, discrètement, ses poèmes.

Mais toute la subtilité du recueil repose sans doute dans la dynamique labyrinthique créée par Christine Guinard, qui, derrière chaque page, cache un indice, un mot, un détail, qui la relie naturellement à la suivante, sans coupure abrupte, véritable fil d’Ariane qui guidera son public tout en douceur jusqu’à la sortie.

Vous étiez un monde séduira les lecteurs et lectrices qui désirent s’échapper dans les souvenirs des autres, voire dans des questionnements où ils pourront peut-être retrouver un peu d’eux-mêmes. Ce petit recueil vous propose un voyage en terres pas-si-inconnues donc, un monde qui vous ressemblera peut-être un peu, où les impressions attachées aux mots vous toucheront bien au-delà de leur sens profond. Car la poésie de Christine Guinard «  à la manière de certains tableaux abstraits, donne à ressentir des émotions qui se renouvellent et se densifient à chaque lecture ». Il ne vous reste plus qu’à oser vous égarer dans ce dédale poétique, fait d’habiles manipulations de mots qui laissent entrevoir toute l’ingéniosité et la sensibilité de Christine Guinard. Et il y a fort à parier que, aussi ténu soit votre lien au monde poétique, vous ne ressortirez pas insensible de votre détour par Vous étiez un monde.

Même rédacteur·ice :

Vous étiez un monde

Christine Guinard

Gallimard, 2023

55 pages

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