Voyous de velours ou L’Autre Vue de Georges Eekhoud
Déclaration d’amour passionnée à la marginalité masculine
Dans le cadre de la campagne « Lisez-vous belge ? », Karoo s’est plongé dans les pages d’un roman sensiblement anti-conformiste : Voyous de velours, récemment réédité au sein de la collection Espace Nord. Par cette ode sensuelle et brutale, Georges Eekhoud écrit les marginaux des Marolles bruxelloises du début du siècle dernier.
L’aristocrate Laurent Paridael fascine par son obsession pour les abysses humaines, jusqu’à l’overdose. Contre toute attente, son amour pour les bas-fonds relève de la survie psychique. Comme un aller-simple loin des conventions et de l’artificialité de son milieu, sa passion pour les gueux loqueteux, les brutes, les sous-prolétaires, les hors-la loi, les rudimentaires et les libres en hayons adresse un constat subversif d’urgence : un Autre Regard sur les Voyous de velours. Face au raisonnable député Bergmans, la posture entière de Paridael transpire la révolte :
« Je ne considère comme mes pairs que des êtres extrêmement raffinés, les membres d’une élite, les penseurs et les ultra-sensitifs, des âmes tragiques et magnanimes, aristocrates absolus ayant puisé au fond de la science, de la philosophie et de l’esthétique, une règle de vie et des vues personnelles ー mais hélas, ces égaux je ne les rencontre que dans les œuvres. J’entretiens tout au plus un commerce épistolaire avec ceux d’entre eux qui sont mes contemporains.
Avec les autres des ces potentats du cœur et de l’intelligence, je me rabats sur leurs antipodes, c’est à dire sur des incultes et dépenaillés, beaux de la beauté primordiale, brutes libres et impulsives, candides dans leur perversité même, farouche comme un gibier perpétuellement traqué. Ces deux castes-là, celle de tout en haut et celle de tout en bas sont faites pour s’entendre. [...] Oui, Bergmans, en dehors de l’aristocrate, il n’y a pour moi de sympathique et d’estimable que le franc voyou ! »
Si le député Bergmans n’en croit pas ses oreilles, il deviendra pourtant, malgré lui, le porte-parole littéraire de son acolyte borné jusqu’à la moelle. Dépositaire du journal de Paridael (ou plutôt de ses observations journalistico-poétiques en milieux populaires), Bergmans tente de rendre justice aux fixettes de ce voyeur incompris.
Pour alimenter son échappatoire, Paridael apprivoise une bande voyous, aperçus en contrebas du Palais de justice. Pertinemment conscient de sa position hors-jeu inéluctable, il désire simplement être toléré parmi l'altérité. Par son regard amoureux, Voyous de velours abonde en descriptions léchées, capables d’esthétiser la misère, la brutalité, la crasse, la sueur et les effluves d’alcool. Le style emprunté, tantôt acerbe, tantôt mielleux, permet aux lecteur⋅ices d'affûter une grille de lecture hors-normes : une vision à la fois tendre et terriblement lucide vis-à-vis d’une génération circonscrite d’hommes déconsidérés par la société belge du début du XIXe siècle.
« Ici cette culotte de haut goût, saurette et comme enfumée, fut trouée dans une rixe, lors du tirage au sort ; là, son propriétaire étant ivre, se la déchira au genou ; ici, le gaillard éméché ayant logé sa pipe encore allumée dans sa poche, le velours prit comme de l’amadou et le gars faillit rôtir ses jambons ; une autre fois la pauvre bokse, comme il appelle ses glorieuses bragues en son flamand bruxellois, fut mordue par la chaux vive dans laquelle on l’avait poussé ; ici, on la poissa de bière ; cette tâche est de la graisse, celle-ci du vin, cella-là du sang ! [...] Certes les ruines m’intéressent, mais moins que les haillons. »
« L’autre jour, je m’imaginais être cet artiste absolu : poète, sculpteur, peintre et musicien, le tout à la fois. Que dis-je ? Un instant, je crus même avoir usurpé la suprême béatitude réservée aux seuls dieux. La force physique, l’adresse, la résistance musculaire fournissent le thème principal des causeries de mes inséparables et le prétexte à leurs jeux. »
Si le regard langoureux de Paridael érige parfois malgré eux les voyous en objet de convoitise absolue, il éclaire également leur humanité. En décrivant les larmes, la fraternité, la camaraderie, l’honneur, la candeur, la débrouillardise et la loyauté, Georges Eeckhoudt parvient à tordre le cœur et les tripes. Au fil des pages, le style littéraire passionné et ultra-créatif de l’auteur laisse en fait transparaître des ardeurs homosexuelles implicites, à une période historique où l’Angleterre condamne Oscar Wilde pour ce motif. La plume avant-gardiste de Georges Eekhoud rappelle également le génie transgressif du célèbre écrivain français Jean Genet. À quelques années d’écart, tous deux ont choisi d’allier l’argot et la sophistication pour créer une œuvre subversive marquante.
Cette posture à la belge est donc absolument inédite pour l'époque (1926), et permet de dresser un récit à la fois esthétique, sociologique, psychologique et poétique des marginaux bruxellois. Cependant, une interrogation s’imposerait sans doute aujourd’hui : quelle est la frontière entre l’admiration et la fétichisation d’une couche de la société invisibilisée et précarisée ? Ces Voyous de velours ne sont peut-être finalement pas les véritables acteurs de cette histoire, mais davantage les marionnettes du théâtre intérieur de Paridael.